par Eric Deschavanne Débat juillet -août 2007 ( "Peut-on sauver le soldat Socrate?", dossier :Peut-on encore enseigner la philosophie?)
Extrait :
"Vers la mi-juin, chaque année, au coup d'envoi du baccalauréat, le professeur de philosophie connaît son jour de gloire. Au journal de 20 heures, un présentateur amusé et perplexe annonce les sujets du bac philo à la France entière. Les professeurs de philosophie, heureux dépositaires du sens et guides suprêmes de la réflexion, se voient interpellés par leurs élèves, leurs collègues et leurs amis sollicitant des éclaircissements. Un respect unanime entoure l'épreuve qui sacralise la réflexion personnelle. Cette tradition française, qui a quelque chose de sympathique, se perpétue comme si l'idéal d'une discipline cultivant la spéculation et l'art de disserter sur les questions épistémologiques, métaphysiques, morales et politiques les plus exigeantes pouvait demeurer intact, préservé des bouleversements qui affectent par ailleurs la culture d'une manière générale et l'enseignement scolaire en particulier. La réalité, je le crains, se situe malheureusement aux antipodes de cet idéal. L'épreuve de philosophie au baccalauréat m'est plus qu'une triste parodie, tandis que l'enseignement lui-même ne se maintient qu'au prix de drastiques renoncements qui devraient logiquement conduire à s'interroger sur son identité.Commençons par l'épreuve du baccalauréat : s'il est une expérience partagée par tous les professeurs de philosophie, et que l'on peut difficilement contester sans mauvaise foi, c'estbien l'impression de non-sens éprouvée lors de la correction des copies. Par-delà l'éternel ronchonnement sur la baisse du niveau, il faut bien admettre l'existence d'un problème spécifique. Une chose est de constater la présence d'erreurs de jugement, d'incompréhensions, de lacunes dans les connaissances. Ce qu'on observe aujourd'hui est d'une autre nature : il s'agit de l'incapacité des élèves à saisir le sens même du travail qui leur est demandé. Entre les rares bonnes copies et celles qui témoignent de l'illettrisme de leurs auteurs, le plus préoccupant réside dans la banalité du néant : à travers une écriture plus ou moins convenable, présentant parfois des « références » qui révèlent la réalité d'un travail et d'un souci de bien faire, les pages de lecture qui constituent le lot commun du correcteur sont simplement vides de sens. Lire et corriger les copies, dans ces conditions, est une souffrance; évaluer, un casse-tête. Le caractère apparemment arbitraire de la notation en philosophie tient moins, contrairement à ce que croient généralement les élèves, à la « subjectivité » des professeurs qu'à l'impossibilité objective d'évaluer suivant les critères qui devraient être ceux de la discipline. Une copie hors sujet, incohérente ou inconsistante peut néanmoins obtenir la moyenne, et même plus que la moyenne, pourvu qu'elle soit écrite en bon français et qu'elle contienne quelques citations. La notation, en effet, est relative; or, il est devenu impossible de se référer à l'art de construire une problématique et une argumentation pour différencier les copies : qu'il s'agisse de la capacité d'écrire dans un français correct - acquise avant l'année de philosophie - ou bien de la mise en mémoire d'informations utiles - acquises vraisemblablement lors des quelques jours qui précèdent l'épreuve -, les critères du correcteur qui veut respecter la «courbe de Gauss» et obtenir tant bien que mal son 8,5 de moyenne générale n'ont plus grand-chose à voir avec ce qui constitue l'essence d'un enseignement philosophique".
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