vendredi 19 juin 2009

Luc Ferry et la philosophie: pourquoi il a tout faux

Il veut remplacer la philosophie telle par de l’histoire de la philosophie.
Il dit que l’exercice de la dissertation tel que nous le pratiquons est « absurde ». Que le côté « formel » de la dissertation n’a rien à voir avec le contenu de l’enseignement philosophique. Il dit aussi que nous ne sommes pas capables de noter les dissertations (caractère aléatoire des notations) et que les élèves sont incapables de réussir cette épreuve.

1) Il a tort d'affirmer que les élèves sont incapables de réussir cet exercice. Chaque année, au bac, nous mettons d’excellentes notes à un certain nombre d’élèves. Ce que certains peuvent faire, tous peuvent y prétendre, car « le bons sens est la chose du monde la mieux partagée ». Le point décisif, évidemment, c’est que l’on leur ait inculqué cette méthode à nos élèves.
Je tiens à la disposition de Luc Ferry quelques bonnes copies de mes élèves, ainsi que des copies de bac que j’ai recopiées (nous avons publié des copies authentiques du bac avec mes amis du Webpédagogique).
2) Ce qui est « formel » (appliquer des règles strictes -ici pour penser) n’est ni gratuit ni vain ni vide de sens. Pas plus que la versification n’est superflue en poésie. Jacques Julliard faisait remarquer que l’écriture poétique libérée de toute règle est encore plus délicate que l'écriture contrainte ! De plus notre société aurait bien tort de mépriser les formes car « les formes sont les divinités tutélaires des institutions humaines, ce sont les formes qui nous délivrent de la barbarie » (Benjamin Constant). Il n’y a pas de liberté sans loi, pas de pensée libre sans apprentissage des règles de la pensée.
Le respect des formes est un des fondements de la démocratie et, bien entendu, de toute morale, même utilitariste !
3) Il est parfaitement faux de dire que la correction d’un devoir d’histoire de philo, ou d’un commentaire de texte, est plus objective et indiscutable que la correction d’un devoir de philo tel que nous concevons aujourd’hui. Pour une raison évidente : la pensée de tout philosophe est ambiguë, elle comporte des sous-entendus, elle autorise des interprétations divergentes. Voyez par exemple le texte de Locke qui est tombé cette année en ES (sur les principes de la morale). Qui peut dire avec certitude quelle est sa thèse ? Moyennant quoi, nous devons être indulgent et tolérer différentes lectures du texte. Sur un point je suis d’accord avec Luc Ferry : si je lis un fragment de Derrida, je le note 2 sur 20 (ou 5 sur 20 car on est indulgent quand on a des doutes sur le sens d’une argumentation). Si je tombe sur un texte de Badiou je mets 1 sur 20. Raphaël Enthoven disait hier qu’il avait eu 11 au bac, parce que son devoir était prétentieux et fumeux.
En règle générale aujourd’hui, nous savons noter les copies, nous connaissons tous les écueils de correction et nous les évitons. Si le devoir est clair et sans prétention, qu’il applique les règles, il a la moyenne.
4) Il est faux de soutenir que la philosophie c’est l’apprentissage de la sagesse, ou du
« bien vivre ». Ceci est la thèse de Luc Ferry, pas de tout le monde. Pour moi, la philosophie est recherche et amour de la vérité. A ce titre, elle implique la pratique de la pensée et l‘apprentissage d’une discipline que nous enseignons par le biais, entre autres, de la dissertation. Apprendre à penser par soi-même, montrer comment et pourquoi on doit se délivrer de la tyrannie de l’opinion, voilà ce que nous faisons en cours de philosophie. Ce n’est ni vain ni absurde. C’est extrêmement utile par les temps qui courent.

22 commentaires:

Anonyme a dit…

Je voulais juste vous dire que j'étais absolument d'accord avec vous.
Seul bémol de la philo c'est qu'au bac certain professeur en profite pour bâcler les correction.
Mais au manque de passion pour sa matière, il n'y a pas de solution.

dimitri a dit…

Ce que vous dites dans votre 4eme point me semble tellement vrai ! J'ai eu la chance d'avoir un prof de philo génial, qui, en plus des cours des philo "normaux", mettait en relation avec littérature, actualité etc. On pouvait avoir des débats, il nous répondait, on lui répondait, et la philo telle qu'elle nous a été enseignée, c'est à dire pas d'une manière abstraite, mais en relation avec la réalité et l'actualité était une matière extrêmement stimulante ! Encore faut-il que le prof s'y prête, aie une culture générale et veuille bien "dépasser" des cours normaux qu'il fait depuis 10 ans, et que l'élève s'intéresse aussi. Mais je crois que la plupart des profs de philo sont des gens curieux, cultivés, et donc intéressants.
Pour finir, je dirais que grâce à cette matière et à la manière dont elle m'a été enseignée, je me suis progressivement intéressé à l'actualité, aux enjeux politiques et moraux de notre époque. La philo fut vraiment une bonne chose pour moi, et je regrette qu'elle soit absente dans les cours de sciences-po. Supprimer la philo serait une bêtise.

jacques a dit…

Vous pouvez le critiquer, le prendre de haut, mais c'est quand même lui le vrai "professeur" de philosophie et le vrai "philosophe". Vous êtes loin de l'égaler.

Lhansen-Love a dit…

oh la la ..
Loin de moi l'idée de l'égaler!
Si vous lisez ce blog, vous savez que je l'admire par ailleurs, le cite presque chaque semaine, j'ai lu tous ses livres, et je n'ai pas la prétention de rivaliser avec lui.
Cependant, sur ce point en particulier, il a tort.

Anonyme a dit…

Parler lui de Pauline Brunchwig, Gillian Brett, Mickael Emmanuel ou Hélène Gracie... Ils ont obtenu plus 15 au bac Philo. Etaient-ils dans l'incapacité de réussir cette épreuve, ou n'était-ce que de la chance? En tous cas, ils étaient tout les quatre dans votre classe.

arthur232 a dit…

Ne ferez vous pas un "papier" sur la réforme portant l'âge légale de départ à la retraite à 57 ans??

panayotou a dit…

"Sur un point je suis d’accord avec Luc Ferry : si je lis un fragment de Derrida, je le note 2 sur 20 (ou 5 sur 20 car on est indulgent quand on a des doutes sur le sens d’une argumentation). Si je tombe sur un texte de Badiou je mets 1 sur 20."

Avec cette phrase, je ne comprends plus rien à votre argumentation.

J'ai beau être en désaccord avec Alain Badiou: il fait pourtant bien de la philosophie, de très haut niveau.
Quant à Jacques Derrida, vous avez le droit de ne pas aimer. Mais il aurait un mauvais niveau de philosophie? Comment pouvez vous dire ceci?
Le mot "forme" sonne dans votre propos avec con-forme, pire con-form-isme...

En revanche, je suis bien d'accord pour dire que Luc Ferry a tout faux mais y compris - et surtout- sur ce passage.

Lhansen-Love a dit…

Panayoutou ,
En ce qui concerne Derrida, évidemment cela dépend quel passage. Il y a sans doute des textes intéressanst chez Derrida. Avez-vous lu Derrida? Si oui, je vous mets au défi de m'envoyer 20 lignes de Derrida acompagnées de leur résumé en 3 lignes. Chiche? Vous pouvez vous aider de l'article Derrida de A à Z que j'ai écrit.
Même épreuve pour Badiou.
Ou une variante: vous lisez un de ses textes les plus courts et les plus simples, par exemple, l' "Ethique", et vous me dites quel en est la thèse...
Luc Ferry voulait dire que les philosophes - même grands ou tenus pour tels - sont parfois inintelligibles et doivent leur notoriété à cette obscurité même.
Vous ne croyez pas qu'il a raison?

En ce qui concerne le jeu de mots forme - conformisme, je dois dire que je ne comprends pas. Pourriez-vous développer?
La méthode de Descartes est-elle conformiste, par exemple?
Corneille ou Racine sont-ils conformistes parce qu'il écrivent en alexandrins? Ou Spinoza parce qu'il rédige son Ethique sur le mode géométrique?

Lhansen-Love a dit…

L'age légal de la retraite, Arthur?
Vous voulez dire à 67 ans?
c'est un lapsus?

florian a dit…

Bonjour,
Une petite réaction après avoir lu le commentaire d'Anonyme du 19 à 02:45.
C'est une accusation grave que vous portez, avez-vous des preuves et non un faisceau de présomptions ? Que des élèves aient eu 15 toute l'année et 8 à l'examen, c'est un fait. Mais d'autres causes que l'hypothétique absence de vergogne des correcteurs peuvent être identifiées : erreur dans le choix du sujet, contre performance du candidat, émotivité, etc. Je vous rappelle que les copies sont disponibles auprès des rectorats, que des commissions d'harmonisation se réunissent, que le bac est validité collégialement par un jury de professeurs et que les dossiers scolaires des candidats sont consultés. Continuer de faire courir le bruit selon lequel la philosophie serait corrigée n'importe comment est, à mon sens, dangereux pour la pérennité de l'épreuve. Le passage au contrôle continu me semble encore plus funeste.
Je ne veux pas dire que tout est au mieux dans le meilleur des mondes, mais que si l'institution est parfois opaque, obscure, confuse et qu'elle donne une image d'improvisation et d'approximation, en réalité, sur le terrain, chaque enseignant fait de son mieux pour mener à bien son travail (sa mission) jusqu'au bout, c'est-à-dire de la correction des copies (j'en ai 116 depuis hier à corriger pour le 2 juillet 17 heures), la réception des élèves pour leur donner leurs résultats et assumer avec eux leurs notes, les conseils pour l'oral et la préparation à l'oral le cas échéant. On ne laisse pas tomber les élèves, mais pas ceux qui ont laissé tomber la philosophie parce qu'on n'est pas là pour se venger ou pour les vacances, on est là pour élever.

Quant au point de vue de Luc Ferry, c'est un grand classique, il a déjà été commenté ici http://www.mezetulle.net/article-20823340.html l'année dernière.

Je ne commenterai pas la réaction de Jacques.

Cordialement.

Panayotou a dit…

Bon d'accord. Je vous répond ceci:

Grâce à mes anciens professeurs de philosophie, je peux aujourd'hui lire par mes propres moyens de la philosophie. Je leur en suis extrèmement reconnaissant.

Je ne suis qu'un plaisantin, un amateur de philosophie, qui lit de la philosophie parce que j'aime cette discipline. Je ne vis pas de la philosophie, je ne suis pas professeur, je ne suis pas non plus un tribun médiatique occupant un poste à la télé ou la radio pour parler de la philosophie -et tant mieux pour ceux qui peuvent, s'ils font bien leur travail d'intermédiaire. Je la lis pour le plaisir et pour construire des valeurs qui m'aident dans mes actions.
Dans ce contexte, certains textes de Jacques Derrida m'ont interpellé. Par exemple, ce tout petit livre d'entretien, "Apprendre à vivre, enfin" -dont Luc Ferry, en panne d'inspiration comme toujours, a plagié le titre. Le texte, il me semble, est disponible sur le net: http://www.studiovisit.net/SV.Derrida.pdf (p17 en Français). Je n'ai pas lu beaucoup Jacques Derrida, et j'ai bien compris qu'il était parfois très obscur. Je ne suis plus un élève, et je n'ai pas l'intention de vous envoyez mes résumés! Mais si je devais aujourd'hui lire et commenter des œuvres de Derrida, je m'intéresserai à « la pharmacie de Platon » (son commentaire de Phèdre) et à son dernier livre "Spectre de Marx" ... Vous pouvez donc ouvrir une conversation sur ce sujet, si vous le souhaitez !

panayotou a dit…

Pour ce qui est d'Alain Badiou, je suis en opposition complète avec les thèses politiques qu'il défend dans ses articles. Je ne l'ai pas lu dans son œuvre. J'ai écouté les émissions radio -dont celle d'Alain Finkielkraut consacré à Saint Paul- et il m'a paru présenter des arguments solides. Intelligence dangereuse, je crois, mais il parle bien de philosophie (par contre j'ai essayé de lire son ami Slavoj Zizek , et j'avoue que je n'ai pas compris. Pour le moment...). Et malheureusement on sait bien que la philosophie peut être dangereuse, n'est ce pas le cas de celle d'Heidegger? Cela ne signifie pas qu'il faut arrêter de lire ces auteurs. Peut être faut il les lire pour comprendre là où ils se trompent. Et leur répondre, argument contre argument, inlassablement. Telle est la responsabilité des philosophes : de traiter aussi la toxicité de la philosophie (voilà pourquoi je veux travailler « la pharmacie de Platon » de Derrida).
Quant à ce propos de Luc Ferry: "Luc Ferry voulait dire que les philosophes - même grands ou tenus pour tels - sont parfois inintelligibles et doivent leur notoriété à cette obscurité même".
Je crois qu'il anesthésie la philosophie. Au lieu d’affronter les arguments adverses, on est tenté de se dispenser de lire vraiment les textes, de faire l'effort de les comprendre: on suppose d'avance qu'ils disent n'importe quoi. Premièrement, contrairement à Descartes, je ne crois pas que toute idée soit claire et distincte. Parfois un philosophe effleure une idée, qu'il n'arrive pas à exprimer de façon simple. Il nous laisse avec un nœud, à nous de le démêler. Il ne faut pas hésiter à le critiquer-je crois que Deleuze, très grand philosophe, « déconne » parfois, par exemple sur son concept de 'diagramme'(que je ne pourrai pas résumer, et pour cause, c'est une erreur, du moins je crois)! Mais certaines idées philosophiques s'expriment comme des énigmes, et tant mieux.

Concernant le conformisme: Je pense qu'aujourd'hui, il est difficile d'exprimer une pensée philosophique et que l'on préfère se replier sur des schémas d'habitude. Même en philosophie.
Je ne crois pas que Spinoza soit conformiste, pas du tout! Celui qui affirme que Dieu est la nature, n'est pas un conformiste! Il ne répète pas ce qu'on lui a appris seulement, mais réinterprète de façon explosive. J'adore Racine et les alexandrins, mais il existe d’autres formes d'écriture aussi. Alors oui, je ne suis pas mécontemporain et anti moderne: "En voulant remonter aux sources et se régénérer, on ne fait qu'aggraver l'ankylose, que précipiter la chute et punir absurdement son sang. Rimbaud avait éprouvé et repoussé cette tentation: "il faut être absolument moderne: Tenir le pas gagné" affirme René Char. Alors, oui, il faut se saisir de toute la mémoire, de toute la culture du passé, de toutes les structures en héritage... pour s'approprier l'avenir. Comme dit Jacques Derrida dans l'extrait cité plus haut: "j'aime ce qui m'a constitué, et dont l'élément même est la langue, cette langue française qui est la seule langue qu'on m'a appris à cultiver, la seule aussi dont je puisse me dire plus ou moins responsable. On ne fait pas n'importe quoi avec la langue, elle nous préexiste, elle nous survit. (...) Si l'on affecte la langue de quelque chose, il faut le faire de façon raffinée, en respectant dans l'irrespect sa loi secrète"; Mais pourquoi ne parle t-il pas de sublimation, comme Freud ? Voilà un mystère qui n'a pas fini de m'intriguer... Tant mieux.

Lhansen-Love a dit…

Derrida... il peut exister des textes de lui qui sont intelligibles. Probablement. Les derniers que l'ai lus m'ont irritée au plus haut point. J'ai entendu une conférence de lui sur le mensonge où il disait (si j'ai bien compris) qu'il n'y avait pas de mensonge puisque'il n'y avait pas de vérité.. je crois que je me suis arrêtée là. Je suis une adepte de Descartes et de Kant...

Lhansen-Love a dit…

oui vous avez raison, il faut lire, essayer de comprendre. C'est ce que je ferais et j'ai fait pour Deleuze. Pour Althusser aussi autrefois, car il était fou mais sincère. Et à l'époque j'étais dépourvue de tout esprit critique et capable d'avaler n'importe quoi dans le cadre de Normale SUP.
Mais il y a des limites tout de même. Badiou est insupportable. Ses thèses sont gravement irresponsables - quand on les comprend.
90% incompréhensible. 10% pro-totalitarisme.

mathilde a dit…

Vous êtes Normalienne ?

Lhansen-Love a dit…

Mathilde,
Pourquoi cette question?
Je ne suis pas normalienne et je n'ai même pas fait de classes prépas, juste la fac et l'agrégation , direct!
Mais à l'époque on pouvait être auditeur libre à Normale Sup, ce qui m'a permis de suivre les cours d'Althusser, Derrida, Pautrat etc.. en compagnie d' étudiants BHL, Elizabeth Badinter, Blandine Kriegel, Monique Canto etc... (mêmes années). On était tous althussériens, à ceci près que nous avions l'heureux antidote de Jankélévitch à la Sorbonne.

Mathilde a dit…

Simple curiosité - et comme vous parliez de Normale Sup...
Je crois que l'on peut toujours suivre un certain nombre de cours en auditeur libre. (à vérifier)
Oui, c'est sûr que l'on croise les futures bonnes consciences de notre pays. Cela permet-il d'en démythifier certaines ? Ou tout n'est-il qu'émulation ?

Lhansen-Love a dit…

On croise beaucoup de gens.. Althusser, Badiou, BHL...
Il faut de tout pour faire un monde.
J'ai aussi quelques amis non moins brillants que discrets.

Anonyme a dit…

D'accord avec vous, il est on ne peut plus simple de réussir un devoir de philo. Il faut:
- Avoir compris le sujet
- Avoir compris la méthodo
- Avoir des connaissances.

C'est tout.
De l'histoire de la philo, pourquoi pas en seconde plutôt? En guise d'introduction à la philosophie?

dimitri a dit…

Trouvez-vous vraiment BHL brillant ?

Lhansen-Love a dit…

je n'ai pas dit que BHL était brillant..
Néanmoins, il a quelques talents...

Lhansen-Love a dit…

Il n'est pas simple de réussir un devoir de philo, car la philosophie ce n'est pas simple. Et c'est justement l'intérêt de la philosophie; nous obliger à traiter avec précaution et finesse des problèmes complexes.
Cependant , tous les hommes étant doués de bon sens, je ne vois pas pourquoi ce que certains peuvent faire, tous ne le pourraient. Ce n'est qu'une question de méthode, si l'on en croit Descartes.