F. Wolff est un philosophe que je connais et que j' admire, et j'en profite pour vous recommander son lumineux " Socrate ", (excellent pour commencer l'année).
Mais comment peut-on défendre la corrida ? Je n'ai pas lu son livre et je ne le lirai pas, mais l'article de Libé me contrarie. Comment un esprit subtil comme le sien peut-il aligner une telle suite de raisonnements spécieux, ou même d' enfantillages ?Le titre tout d'abord " Ne mettez pas à mort la corrida ". C'est une blague vaseuse, comme en raffole
Libé. Un philosophe ne devrait pas oser un tel amalgame entre une condamnation raisonnée (celle des adversaires de la corrida), et toute théorique, et un " meurtre " ou une " mise à mort " bien réelle, comme, très accessoirement, celle du taureau. Ensuite, F. Wolff emploie une série d'arguments tournant autour de l'idée que " tuer le taureau c'est le respecter ", et que si on demandait à la victime sacrificielle son avis, elle serait assurément enthousiaste (car qui ne souhaiterait mourir glorieusement plutôt que " dans le silence des abattoirs " ?) Sans doute l'auteur prête-t-il au taureau de combat une sorte de vanité qui lui ferait préférer les lumières de l'arène au pâturage et à la vie routinière du bœuf ordinaire ("mieux vaut vivre en combattant que mourir à genou "). De tels propos anthropomorphiques sont surprenants ... Il est vraiment difficile de savoir ce que pense un taureau, et notre conception de la vie belle et digne (d'un homme?) peut difficilement lui être attribuée !
La corrida doit être prisée, d'après l'auteur, pour des raisons " esthétiques " et pour des raisons " morales ". Mais non ! Elle peut être défendue pour des raisons esthétiques, ou pour des raisons morales, mais pas les deux à la fois. Laissons les raisons esthétiques (tant d' " artistes " comme le rappelle l'auteur, ont adoré les corridas ! Mais on n'est pas tenu de valoriser tout ce que les artistes aiment ou ont aimé, comme la drogue, le sadisme ou la pédophilie par exemple). En ce qui concerne les raisons " morales ", dire que l' " on honore le taureau en le combattant " me paraît indécidable, même si je suis prête à admettre que la lutte contre l'élevage industriel et la souffrance des animaux élevés en batterie est plus urgente que le combat anti-corrida. Est-ce que l'on honore aussi le poulet ou l'agneau que l'on égorge selon tel ou tel rituel sacré ? Sans doute aussi, selon cette logique qui souligne que sacrifier l'animal est lui accorder un statut culturel et à ce titre une place dans un monde humain, ce que ne fait même pas la société marchande et cartésienne. Mais pourquoi le taureau n'aurait-il le choix qu'entre mourir et mourir ? J'en viens aux plus surprises : " le taureau de combat est fait pour combattre " nous dit à peu près F. Wolff, ce qui exact, en effet, mais à titre de pétition de principe. De même, dit-il, que le chat est un " animal affectueux " et le chien un " compagnon fidèle ". Un chien est un chien, et non un concept. Certains chiens sont des tueurs, d'autres des secouristes, d'autres des policiers. Mon chat est despotique et colérique. L'âne est tantôt un animal de trait, tantôt un acteur bressonien. Et que dire du cheval, tantôt amical compagnon de l'homme, tantôt acteur de complément dans les corridas, justement ?Sur le fond, je relève cette formule : il serait impossible de " réduire les sentiments moraux à la pitié ". Et pourquoi donc, s'il vous plaît ? Sur quoi d'autre que la compassion voulez-vous fonder la morale, au fait ? Sur la raison peut-être ? Ce serait oublier que les nazis et autres serial killers sont doués de raison et très méthodiques dans leurs entreprises. On ne peut pas fonder la morale sur la raison, c'est Rousseau qui a vu juste sur ce point (et non pas Socrate !) : " Quoi qu'il puisse appartenir à Socrate, et aux esprits de sa trempe, d'acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n'eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent " ( D.O.I.). La raison nous permet d'élaborer des lois qui nous imposent de respecter les intérêts de nos semblables. Mais sans compassion la morale s'évanouît. Voir à ce sujet le livre de Bonnefoy à propos de Goya et les rêves de la raison (Yves Bonnefoy :
Goya, les peintures noires).Pour finir, je reviens tout de même à Kant. Tuer un animal, dans des conditions traditionnelles, culturelles, ou légitimes (pour s'alimenter) n'est pas un problème en soi. Ce qui pose problème, c'est de faire de la mise à mort d'un être souffrant un spectacle, voire un divertissement, comme précisément le cas pour la corrida. Le spectacle de la mort n'est pas et ne doit pas être un divertissement ni une fête (à mon avis) ni un jeu. Pas même l'écartèlement d'un mouche ou d'une fourmi. Parce que l'animal est un " analogon " de l'homme, et que celui qui jouit de ce spectacle émousse de ce fait son aptitude générale à la compassion. Nous ne voulons pas voir l'agonie des animaux que nous consommons, et nous avons raison. Même si c'est " hypocrite ". Le spectacle enjoué de la douleur et de la mort de nos semblables n'est pas édifiant, mais avilissant. Or les animaux sont nos semblables, ils sont nos " analogon ", et c'est d'ailleurs ce que révèle F. Wolff en prêtant au taureau nos sentiments et jusqu'à l'idée
que nous nous faisons de notre dignité.