mardi 3 juin 2008

Le professeur dit "voici notre monde" (Hannah Arendt)

"Le conservatisme est l'essence même de l'éducation" :

"Dans le cas de l'éducation, la responsabilité du monde prend la forme de l'autorité[...]

La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à -vis de l'enfant, c'est un peu comme s'il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant :"Voici notre monde"[....]
Il existe bien sûr un lien entre la disparition de l'autorité dans la vie publique et politique et sa disparition dans les domaines privés et prépolitiques de la famille et de l'école. Plus la méfiance envers l'autorité devient systématique dans la sphère publique, plus il devient naturellement probable que la shère privée en soit affectée [...]
Evitons tout malentendu : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l'essence même de l'éducation, qui a toujours pour tâche d'entourer et de protéger quelque chose, - l'enfant contre le monde, le monde contre l'enfant, le nouveau contre l'ancien, l'ancien contre le nouveau [...]

Au fond , on n'éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d'en sortir, c'est là le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité. Parce que le monde est fait par des mortels, il s'use ; et parce que ses habitants changent continuellement, il court le risque de devenir mortel comme eux. Pour préserver le monde de la mortalité de ses créateurs et de ses habitants, il faut constamment le remettre en place. Le problème est tout simplement d'éduquer de façon telle qu'une remise en place demeure effectivement possible, même si elle ne peut jamais être définitivement assurée. Notre espoir réside toujours dans l'élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle ; mais c'est précisément parce que nous ne pouvons placer notre espoir qu'en lui que nous détruisons tout si nous essayons de canaliser cet élément nouveau pour que nous, les anciens, puissions décider de ce qu'il sera. C'est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l'introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine.
La véritable difficulté de l'éducation moderne tient au fait que, malgré tout le bavardage à la mode sur un nouveau conservatisme, il est aujourd'hui extrêmement difficile de s'en tenir à ce minimum de conservation et à cette attitude conservatrice sans laquelle l'éducation est tout simplement impossible".

La crise de l'éducation in La crise de la culture, Gallimard, pp 243-247

12 commentaires:

Anonyme a dit…

Pourriez-vous me donnez une définition de 'conservatisme' qui me permettrait de mieux comprendre ce texte? Merci

Anonyme a dit…

Que restera-t-il d'une telle conception conservatrice de l'éducation dans le lycée "à la carte" souhaité par Darcos ?
NRF

Lhansen-Love a dit…

Conservatisme: qui veut préserver, qui veut conserver. Hannah Arendt suggère simplement que ce mot n'a pas forcément un sens péjoratif!
Conserver les conditions de possibilité de la vie en commun, du monde civilisé..
Dites-moi ce que vous ne comprenez- pas..

Lhansen-Love a dit…

Oui moi , le lycée à la carte me fait très peur.
Cela signifie évidemment diminuer les cours magistraux, cad la transmission du savoir...

Anonyme a dit…

Absolument d'accord avec vous.
Qu'est-ce que c'est que cette pure démagogie ? Voilà tout le travers du libéralisme. On offre au jeunes gens le droit de choisir "à la carte". Mais comment, dans les faits, le pourraient-ils si on ne les a pas, auparavant contraints d'apprendre à lire ? La carte a un sens pour ceux qui ont appris à s'en servir, et cet apprentissage là doit s'être fait sans choix.
On fait de la philo par devoir avant d'en faire par goût. Et si d'aventure on est curieux, c'est de la curiosité dont on a le goût par de ce dont on est curieux.
Combien de fois ai-je retorqué à un élève "Qu'est-ce donc qui vous intéresse mon bon, si la philosophie ne vous intéresse pas ? Qu'est-ce donc que vous appelez votre intérêt, vos goût, votre plaisir?". Le lycée à la carte c'est le lycée selon le bon plaisir. Le vieux philosophe de Stagire disais que c'est une grande joie que d'apprendre, jje le conçois, mais cette joie là s'apprend. Je crains que le lycée que nous concocte Darcos ne soit pas même capable d'apprendre la joie d'apprendre.
Il ne va que transformer le fait en droit, prendre les travers du système actuel pour en faire la règle.
Pendant ce temps, bien entendu les institutions, les cours privés et autres coatches vont faire fortune en utilisant les méthodes "à l'ancienne" : discipline, cours magistral, retenues pour mauvaises notes, punitions pour devoirs non-rendus, sélection et entretiens de motivation, contrat symbolique passé entre l'élève et l'institution, etc.
Ecoutons la leçon de Jean-Jacques : " Il est manifestement contre la loi de la nature, de quelque manière qu'on la définisse, qu'un enfant commande à un vieillard, qu'un imbécile conduise un homme sage, qu'une poignée de gens regorge de superfluité, tandis que la multitude manque du nécessaire."
Second discours.

Anonyme a dit…

le conservatisme n'est-il pas le contraire de l'évolution, du changement?.. Si c'est le cas l'éducation est pourtant en changement ; il suffit de comparer la différence entre l'école d'il y à 50 ans à celle d'aujourd'hui. C'est ça que je ne comprends pas...

Lhansen-Love a dit…

Vous avez lu le texte jusqu'à la fin? Elle explique que le conservatisme n'est pas le contraire du changement, mais sa condition.
Car il faut avoir des bases, des fondations, pour pouvoir changer, pour pouvoir penser par soi-même et éventuellement innover, être créatif...
Vous ne croyez pas?
Vous ne croyez pas que les artistes , par exmple, commencent par assimiler lee leçons des anciens?

Anonyme a dit…

on peut se servir de ce texte dans le cadre de la préparation IEP sur l environnement ou pas du tout ?ca concerne que l éducation ?

Lhansen-Love a dit…

Ca concerne l'éducation, pas l'environnement!..
C'est plutôt l'identité qui pourrait avoir quelque chose , à la rigueur, avec l'éducation.
"Ce qui m'est apporté par l'éducation contribue-t-il à forger mon identité"?
Voilà une idée de sujet...

Anonyme a dit…

je parlais de ca particulièrement pour l environnement :
"Au fond , on n'éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d'en sortir, c'est là le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité. Parce que le monde est fait par des mortels, il s'use ; et parce que ses habitants changent continuellement, il court le risque de devenir mortel comme eux."

Lhansen-Love a dit…

C'est très bien vu, Sandra, cela m'avait échappé...
Quelle lectrice attentive!

Anonyme a dit…

lol
merci !!!