jeudi 26 février 2009

Le philosophe et la crise


Lorsque le navire sombre, le philosophe, resté sur la plage, conserve sa sérénité :




"Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d'assister du rivage à la détresse d'autrui ; non qu'on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est doux aussi d'assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais la plus grande douceur est d'occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions , sereines d'où s'aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s'épuisent en efforts de jour et de nuit pour s'élever au faîte des richesses ou s'emparer du pouvoir.
O misérables esprits des hommes, ô coeurs aveugles ! Dans quelles ténèbres, parmi quels . dangers, se consume ce peu
d'instants qu'est la vie ! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d'inquiétude et de crainte ?
Au corps, nous voyons qu'il est peu de besoins. Tout ce qui lui épargne la douleur est aussi capable de lui procurer maintes délices. La nature n'en demande pas davantage : s'il n'y a pont dans nos demeures des statues d'or, éphèbes tenant dans leur main droite des flambeaux allumés pour l'orgie nocturne ; si notre maison ne brille pas d'argent et n'éclate pas d'or; si les cithares ne résonnent pas entre les lambris dorés des grandes salles, du moins nous suffit-il, amis étendus sur un tendre gazon, au bord d'une eau courante, à l'ombre d'un grand arbre, de pouvoir à peu de frais réjouir notre corps surtout quand le temps sourit et que la saison émaille de fleurs l'herbe verte des prairies. Et puis, la brûlure des fièvres ne délivre pas plus vite notre corps, que nous nous agitions sur des tapis brodés, sur la pourpre écarlate, ou qu'il nous faille coucher sur un lit plébéien.
Puisque les trésors ne sont pour notre corps d'aucun secours, et non plus la noblesse ni la gloire royale, comment seraient-ils plus utiles à l'esprit ?
(...] Si la hantise des soucis ne cède ni au bruit des armes, ni aux cruels javelots, s'ils tourmentent avec audace rois et puissants du monde, s'ils ne respectent ni l'éclat de l'or, ni la glorieuse splendeur de la pourpre comment douter que la raison ait seule le pouvoir de les chasser, d'autant plus surtout que notre vie se débat dans les ténèbres ?"
LUCRÈCE (98-55 av. J.-C.), De la Nature, Livre II, v. 1-52, trad. H. Clouard, Garnier-Flammarion.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Suave mari magno... Lucrèce, l'homme des tempêtes, le philosophe qui nous équipe pour les gros temps.
A propos du Titanic (le bateau) et de la crise (qui n'est pas qu'économique), voici un extrait d'un livre que je viens de finir et qui peut faire avancer la réflexion :
"A l'instar de Condorcet, qui pensait que de la disparition de la noblesse naitrait la liberté, l'éducation et le progrès, Keynes espérait que de la disparition du rentier naitrait un monde débarassé de l'amour de l'argent, qu'il considérait comme le principal problème moral de son temps. Il appartenait à la bourgeoisie intellectuelle croyant au progrès de l'humanité. Elle a peu à voir avec la bourgeoisie contemporaine, prédatrice et cupide, vulgaire plus stupide sans doute que cynique, qui n'est animée par aucun idéal et se contente de s'autocélébrer. Freud n'était pas un bourgeois mais avait conscience d'appartenir à une élite. [...] la classe supérieure définit le mode de vie car elle suscite l'envie. A elle de prôner la sagesse, la modération, l'amour des livres et des vins, à elle de faire l'éloge de l'amitié et de la beauté.
[...] Qui sont aujourd'hui nos Condorcet, nos Keynes, nos Freud ? Au moment ou le Titznic heurte l'iceberg, tous les passagers croient en la supériorité du beauté sur les éléments de la nature.Ils croient que la technique, la merveilleuse technique du bateau insubmersible les sauvera. L'élite - l'architecte, le capitaine, l'armateur - découvre éberluée que l'imposant navire va couler. L'armateur saute dans le premier canot de sauvetage. L'armateur est notre bourgeoisie, dont la lâcheté suivra, n'en doutons pas, l'aveuglement. Pourquoi avoir poussé à fond les machines dans une mer couverte d'icebergs ? Quelle inconsciente arrogante et quel désir de catastrophe cachés animaient cette élite ? Freud et Keynes les ont dévoilés."
Gilles Dostaler, Bernard Maris, Capitalisme et pulsion de mort, Albin Michel, pp.22-23.

Lhansen-Love a dit…

merci Florian, ce livre a l'air très bien!