Dans le chapitre qu’il consacre à Nietzsche, Alain Finkielkraut évoque le thème du dernier homme et nous montre à quel point Nietzsche a compris, au même titre que Tocqueville, le monde qui s’annonçait dès la fin du 19 ième siècle. Le dernier homme, c'est moi (mon moi est adorable!), c'est nous tous:
« Le dernier homme est heureux qu’il n’y ait rien à penser, rien à croire, rien à aimer, rien à rechercher, sinon son propre confort matériel indéfiniment perfectionnable » [...]
(Aujourd’hui le dernier mot appartient aux comiques)
« Il y a encore chez les politiques, quelques traces, quelques vestiges de l'ancienne humanité (1. Aussi le Dernier Homme qui s'esclaffe, qui se gausse sans fin et qui cligne de l'oeil pour bien montrer qu'on ne la lui fait pas, soumet-il la vie publique au jugement des professionnels de la rigolade. Le dernier mot appartient aux comiques : l'hilarité s'étale, le rire triomphe sous nos climats, mais ce n'est pas le rire pantagruélique ou gargantuesque de Rabelais ni le rire ironique de Voltaire ni le rire désespéré de Kafka ni le rire vagabond de Chaplin ni la piqûre kundérienne dans le ballon de l'esprit de sérieux, c'est le rire qui rapetisse tout, le rire gras qui, à coup de blagues scatologiques et salaces, absorbe toute hauteur, tout héroïsme, toute forme de dépassement dans l'immanence d'une vie réduite à l'alternance des besoins et des satisfactions, c'est-à-dire à l'entretien du processus vital. Ce que le Dernier Homme qui se bidonne demande aux fantaisistes, aux humoristes, aux amuseurs, c'est de désidéaliser le monde. Ils vérifient pour lui que nous sommes tous semblables par nos instincts et par nos fonctions. À sa grande satisfaction égalitaire, ils comblent toutes les distances, abolissent toutes les hiérarchies et, en pétomanes militants, ramènent ceux qui croient être autre chose que leur caricature à la vérité commune de l'ingestion et de la digestion. Ce rire omniprésent nous contraint à prendre l'avertissement de Nietzsche au sérieux et à nous demander si la démocratie du ressentiment n'est pas en train de l'emporter sur les autres possibilités dont l'égalité était porteuse » . Nietzsche et la question du ressentiment in Philosophie et modernité
1) A.F. veut dire ici que c'est la raison pour laquelle le "dernier homme" va dénigrer les hommes politiques en s'efforçant par tous les moyens dont il dispose de le désidéaliser, de le désacraliser.
8 commentaires:
Bonjour (de retour en langue accentuée, mère patrie).
Beau post sur Nietzsche.
J'apporterais une nuance: la volonté de cynisme et de "désidéalisation" fait aussi partie de la démarche nietzschéenne. Nietzsche a aussi souhaité être un bouffon, un guignol ("Hanswurst"), contre toutes les sacralisations, fussent-elles du politique, qui sont l'ombre portée du suprasensible. Sans doute n'était-ce pas au sens où l'entendent Bigard et Dieudonné mais quand même. Il y a une bouffonnerie tragique de Nietzsche lorsqu'il écrit par exemple que pour être un bon philosophe, il faudrait être banquier, car les banquiers savent de quoi il retourne en réalité. On comprend son désir de choquer les belles âmes mais on ne le prend pas vraiment au sérieux. Or c'est là qu'on a tort. Quelque part, Nietzsche était sérieux. Plutôt que de surenchérir sur les "vieilles lunes" philosophiques (réenchantement du monde, humanisme, retour au religieux, retour au sacré...), il a souhaité aller au bout de la logique nihiliste (se disant d'ailleurs le seul nihiliste intégral). En quoi un écrivain comme Houellebecque lui emboîte le pas. Sauf que Nietzsche a aussi l'héroïsme contraire car il est assez riche, tandis que MH ne peut qu'enfoncer le clou.
Voilà. Je voulais souligner le fait qu'il y a un cynisme tragique chez Nietzsche, et qu'il n'est pas certain que la voie que fraye A. Finkielkraut soit tout à fait la sienne. AF est encore dans le nihilisme incomplet. Il croit encore à la possibilité de sauver les meubles alors qu'il faudrait construire un nouveau radeau, et pas de la Méduse si possible.
Bien à vous,
R.
Il y a un extrait audio très beau sur dailymotion du prologue de Zarathoustra au sujet du dernier homme: "http://www.dailymotion.com/relevance/search/Zarathoustra/video/x6upf5_le-dernier-homme_webcam".
En réponse sur le commentaire précédent, je ne crois pas que Nietzsche soit nihiliste, pas du tout. Il dit des choses parfois contradictoires -et aussi assumées comme telles-, mais ses contradictions ont une dynamique qui est de lutter contre le nihilisme. L'essentiel de son combat est de lutter contre la tendance du nihilisme, même s'il est obligé de passer par son ennemi pour le vaincre...
Une autre interprétation de Nietzsche est celle de Bernard Stiegler, avec une dimension industrielle qui apporte énormément (en particulier l'égalité dans la médiocrité n'est elle pas du à un formatage industriel des consciences? mais cette question n'est pas directement de Nietzsche!): voir 4 cours rapide de B. Stiegler sur Nietzsche qui évoque le dernier homme: http://www.dailymotion.com/relevance/search/Stiegler/video/x617eq_stiegler-sur-nietzsche-1_news; http://www.dailymotion.com/relevance/search/Stiegler/video/x617gk_stiegler-sur-nietzsche-2_creation ; http://www.dailymotion.com/relevance/search/Stiegler/video/x617m1_stiegler-sur-nietzsche-3_news; http://www.dailymotion.com/relevance/search/Stiegler/video/x617kr_stiegler-sur-nietzsche-4_creation.
Enfin je me demande si après la chute de l'urss (religion de l'état) en effet le désenchantement du monde est achevé et que notre temps est bien celui des derniers hommes, sans alternative, sans croyance, sans valeur, déboussolés, nihilistes.
Mais il va falloir trouver le remède à cette situation! " Et si vous deviez gagner la mer, vous autres émigrants, ce qui vous y pousserait, vous aussi, serait encore une croyance" a déclaré Nitzsche, dans Le gai savoir. Donc une nouvelle croyance... Laquelle? Celle qui "sait danser" fournissant des repères en variation continue face au déploiement vertigineux de la technique ? Le développement du capitalisme actuel est mortifère si les techniques inventées sont pilotées par les instints pulsionnels des financiers voraces ou des consommateurs formatés...Reprendre le pilotage, cela pourrait vouloir dire orienter certains flux d'investissements en fixant des priorités selon cette nouvelle croyance, horizon polymorphe: dans l'écologie, la culture par exemple...
Enfin, il faut bien en sortir du dernier homme!
merci (et cela fait plaisir d'être lue!)
Merci à vous aussi..
Cela fait plaisir de discuter de philo hors travail
Votre citation de Barbey d'Aurevilly sur la philosophie m'a revigoré.
@Panayotou:
Nietzsche dit lui-même qu'il est le seul "nihiliste intégral". Il distingue entre le nihiliste pur (qui crée des valeurs niant la "vie"), le nihiliste passif (qui constate le nhl pur: Schopenhauer), le nihiliste actif (qui remplace les anciennes valeurs par d'autres mais garde le lieu suprasensible où elles se situent: humanisme et croyance en la Vérité) et le nihilisme intégral, qui tente une transvaluation (lui seul à son époque).
Il n'y a pas que l'URSS qui a une religion de l'Etat: la République française aussi en a une. Elle est fondée sur des valeurs rousseauistes et humanistes.
Bien sûr que nous sommes à l'époque déboussolée des nihilistes crasses. Une nouvelle croyance (ou foi selon les traductions) serait pour Ntz le Surhumain et l'Eternel Retour OU (voir sa correspondance avec Lou) le Catholicisme à nouveau, où l'athéisme respire quand même beaucoup mieux qu'en milieu protestant (dont Ntz venait lui-même: papa Pasteur). Il suffit de voir la pléiade de mystiques quasi athées que le catholicisme a permis, les Eckhart, les Jean de la Croix, les Erigène...
Pour finir: "l'objection contre la médiocrité est indigne d'un vrai philosophe. Toute grande civilisation a besoin d'un médiocrité fermement consolidée" (approximativement et de mémoire mais je vous donne la référence exacte quand vous voulez). C'est bien de Ntz. Il n'y a pas à se lamenter d'une masse de gens "formatés". Le problème, c'est que ce soit des automates qui commandent, des utilitaristes, des matérialistes crasses. La question lancinante est celle d'une nouvelle aristocratie (du coeur et de l'esprit) qui conduirait l'humanité vers son destin supérieur. Or ce destin n'est pas, selon Ntz, le bonheur marianesque, téléramiste, libératiste, figarotiste, france-culturiste, hédoniste, bling-blingiste, du plus grand nombre.
Bien à vous,
R.
Merci pour cette réponse R, qui est très intéressante. Je ne connais pas toutes les références que vous citez.
Mais dans le fond, je ne comprends pas votre propos. Si le nihilisme intégral consiste à accepter comme un état clinique le temps actuel des hommes et ensuite à tenter à créer des valeurs: alors le nihilisme est une phase et non un état; phase qui doit être, autant qu'il est possible- dépassée par une création. Alors, le combat n'est jamais définitivement gagné mais il faut le tenter. Quand je lis l'oeuvre de Nietzsche, je la lis comme un processus d'écriture, pas du tout comme un texte figé autour de quelques affirmations d'ailleurs parfois contradictoires (J. Derrida l'affirmait). D'ailleurs Nietzsche ne supporte aucune définition...
Si Ntz a bien compris son époque , je crois qu'il faut prolonger et contredire sa pensée pour appréhender nos problèmes: poser la question industrielle -amorcée par Ntz-, la question de la démocratie au temps de l'hyper industrie -maltraitée par Nietzsche-, la question de l'économie -à ma connaissance pas traitée par Ntz.
Enfin, je me méfie d'une lecture purement prophétique, qui consiste à brandir Ntz comme un totem et à formuler des solutions -"nouveau radeau", "nouvelle aristocratie", "destin supérieur"- volontairement vagues !
Bonjour,
si Ntz se contredit, ce n'est pas pour que ses contradictions s'annulent purement et simplement. Je ne connais que Heidegger pour avoir interrogé sérieusement le rôle de la contradiction chez lui et l'avoir replacé dans la perspective juste, à savoir: Ntz pense l'Être comme Volonté de Puissance dont le mode de manifestation est l'Eternel Retour. Le "Ntz" de Heidegger est long mais très didactique et pas du tout aussi rebutant que le Heidegger courant.
Ntz aborde l'économie mais plutôt de façon négative. Elle n'est pas première (contrairement, évidemment, à Marx). L'affect est premier, la façon dont on interprète le monde. C'est cela qui détermine la façon dont on le transforme. Ainsi il y a des affects ascendants (aristocratiques) et d'autres déclinants (plébéiens). Ntz veut favoriser les premiers.
La question de créer des valeurs ne me semble pas oiseuse ou prophétique au sens péjoratif du terme. Philosophiquement, nos valeurs sont caduques.
Et c'est cela même, le destin supérieur de l'humanité. Tant que nous restons sur des valeurs caduques, nous abandonnons ce destin.
Mais peut-être est-ce le dernier couac de l'Homme. Je ne sais pas ni ne m'en fais beaucoup à son sujet.
Bien à vous,
R.
@7 R. : assez d'accord avec vous, c'est meme a se demander si Filkenkraut a bien compris Nietzsche. Si la comparaison avec les critiques qu'un Dieudonne fait des integrismes religieux et autres est tres interressante, elle est a mon sens faite a contre emploi. De plus, je ne vois pas bien en quoi ces humoristes nous confineraient de la sorte ds un certain materialisme ! Nietszche nous disait de se rejouir du declin pour mieux sauter l'etage atteint par le dernier homme et par la viser au surhumain...
Jagl
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