mercredi 23 mai 2007

L'homme branché

Des lois et des hommes . Revue annuelle .N° 5 2007
L'anti-apocalyptique : art et démocratie. Robert Redeker

Merci de m'avoir envoyé ce texte que je me permets de citer:


"Le conformisme contemporain nous apparaît sous la forme du branchement. Non pas, comme dans Les Temps Modernes de Charlie Chaplin ou L'Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari des branchements à des machines1 (machine et appareil sont des concepts différents2), mais des branchements à des appareils qui interfèrent profondément sur le biologique et l'imaginaire. Dès le lever du jour, par des lecteurs MP3, des webcams etc..., c'est-à-dire par des appareils, l'homme contemporain se branche à des réseaux. Ces réseaux versent, à jet continu, de l'information, de la musique, des images, du cinéma, des émotions, dans le corps et dans l'imaginaire des branchés. Appelons divertissement ce contenu déversé. L'humain branché est noyé dans le flux ininterrompu du divertissement. N'y voyons aucunement le divertissement dans son acception pascalienne. Ce divertissement est topologiquement - mais seulement topologiquement - égocentré: branché par des fils, matériels ou immatériels, des télécommandes, des bornes wifi, sur les centrales de distribution des industries du divertissement, des supermarchés virtuels de l'âme, l'être humain contemporain est en permanence alimenté par un flux allant vers l'égo, flux de sons, flux d'informations et d'images, grand fleuve immatériel. Le divertissement pascalien éloignait de l'égo, extravagait, quand le divertissement industriel contemporain ramène tout, via des fils et branchements, à cet égo. Mais cet égo n'est pas le moi de Pascal, auquel, selon l'auteur des Pensées, il faut revenir. Quand chez Pascal le divertissement est dispersion au dehors de soi, dans la culture de masse le divertissement est enfermement au dedans de soi. Le divertissement pascalien laissait le moi libre, mais oublié ; dans le divertissement contemporain, le moi est occupé. Occupé par le contenu déversé en lui sous forme de flux au moyens des multiples branchements fabriqués à cet effet. Où est le conformisme alors ? En ceci: ce dispositif technique fabrique des égos se ressemblant tous, polyclonant aussi bien les sensibilités (puisque le dispositif de branchement est biologique), c'est-à-dire le lien de chacun avec son propre corps, que les imaginaires.
De nos jours, les industries du divertissement (qui intègrent l'information) fabriquent l'air du temps. Elles décident de quoi l'on parle, quelle sera l'humeur générale - ainsi, comme le montrent les discours politiques sur le retour de Zidane en équipe de France ou bien sur la possibilité ratée de voir Paris ville olympique, une coupe du monde de football ou des jeux olympiques sont diffusés par ces industriels comme des euphorisants. Mais surtout, le conformisme contemporain est lié à un type humain nouveau, apparu dans les années 1960 : l'homme du divertissement. Heidegger voyait dans l'homme " l'être-pour-la-mort " ; le conformisme contemporain l'a changé en être-pour-le-divertissement. Il s'agit d'un type humain ayant soldé les interrogations qui traversent l'homme depuis les origines - la formule d'Eric Voegelin, " l'homme dépneumatisé " colle correctement à ce phénomène3. Le conformiste, c'est l'homme sans pneuma : sans âme conçue comme respiration, c'est l'homme dont la respiration n'est pas pneumatique. Le conformiste, c'est l'homme à la respiration désanimée, dont la respiration n'est pas animation".

Références:
Gilles Deleuze et Félix Guattari, L'Anti-Œdipe, Paris, Les Editions de Minuit, 1975, pages 7-59.
2 Georges Simondon, L'Invention dans les techniques, Paris, Seuil, 2005, pages 80-101.
3 Eric Voegelin, Hitler et l es Allemands, 1964, Paris, Seuil, 2003

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