(Par Pauline Brunschwig, explication de texte du 11 Décembre)
Pascal, extrait des Pensées.
Sur les thèmes de la vérité, de la logique et de la démonstration, Pascal conduit une réflexion sur le doute inhérent à la recherche de la vérité. Pouvons-nous être sûr que nos raisonnements soient justes? Plus généralement : comment être sûr que ce que nous tenons pour vérité le soit vraiment?
Le deux premiers paragraphes sont formés de deux doubles constatations qui amènent le lecteur à se poser une seule et même question: comment être sûr que ce n'est pas moi qui aie tort?La première des deux observations (premier paragraphe) est formulée par Pascal. Il s'étonne de ce qu'une infirmité physique nous inspire de la pitié, tandis qu'une infirmité de raisonnement, d'intellect, de jugement, désignée par la métaphore de l'"esprit boiteux" nous irrite. L'emploi du verbe "irriter" sous entend l'effet d'une "je ne sais quoi", d'un grattement, trouble désagréable certes, sans aller jusqu'à la colère. C'est à partir du constat de cette irritation que Pascal cherche à en expliquer les causes. Immédiatement après la première question, il introduit une première explication, qui reste une observation: "A cause que (...) c'est nous qui boitons." Un esprit qui raisonne faux nous accusera de raisonner faux, c'est à dire que celui qui raisonne faux ne le sait pas. Une première étape est franchie, un début d'explication: l'irritation vient d'une part du fait que l'esprit boiteux ne me reconnaît pas comme un esprit droit. C'est l'amour propre qui reçoit ici une agression. Pour l'instant, Pascal se contente de ses propres observations, auxquelles il va joindre celles d'un philosophe de référence, Epictète. Epictète fait lui aussi un double -constat, parallèle à celui de Pascal: cette fois il considère que l'interlocuteur n'est pas spécifiquement un "esprit boiteux", mais un homme normal. C'est pourquoi la demande d'Epictète est "plus forte": il ne s'agit plus de constater chez un autre une infirmité, mais de s'analyser soi-même, sans aucune infirmité connue ou supposée. L'exemple est plus fort, et les conséquences le sont aussi: nous sommes passés du terme "irriter" à "fâcher", c'est la colère cette fois dont on va chercher les causes.Malgré une différence dans la profondeur du questionnement -car Epictète introduit la remise en question- Pascal expose deux fois le même double-constat: les remarques à propos de ce qui touche à l'esprit, au jugement, au raisonnement, sont beaucoup plus sensibles, ambigües, délicates, que celles qui touchent au physique. En exposant ici deux points de vue, deux observations qui corroborent, Pascal fait preuve de précision "scientifique", qui va légitimer l'interprétation et la thèse qu'il tire dans une deuxième partie.
A l'entrée du troisième paragraphe, le connecteur logique "Ce qui cause cela" amorce l'explication de la contradiction énoncée dans les deux premiers paragraphes. Pascal reprend l'exemple d'Epictète, le mal de tête, puis le sien, celui de la claudication, dans une première partie de la phrase. Dans ces deux cas il n'y a pas d'hésitation possible: on sait de façon sûre qu'on a pas mal à la tête, et de façon encore plus flagrante qu'on ne boîte pas. L'image de Pascal est cette fois la plus forte, car la boiterie est visuelle, donc indéniable. Dans la deuxième partie de la phrase il oppose (à l'aide du "mais") à ces faits indiscutables la réponse au problème de l'"esprit boiteux" et la thèse de ce texte: "nous ne sommes pas assurés que nous choisissons le vrai". Pascal décode ici la métaphore du premier paragraphe: l'"esprit boiteux", c'est l'esprit qui ne choisit pas le vrai. La question qui se pose alors est : comment être assuré que ce n'est pas notre esprit qui est boiteux? Il reprend ici une question déjà énoncée par Platon dans le Ménon: si je ne sais pas ce qu'est la vérité, quand je la rencontrerai je ne la reconnaîtrai pas. Dans ce texte le même problème est abordé dans l'opposition entre le vrai et le faux. Il est posé dans la phrase suivante: "De sorte que (...) étonne" qui répond de façon plus approfondie aux questions initiales. En effet la colère, conséquence de notre incertitude, est décortiquée ici par Pascal: "cela nous met en suspens et nous étonne." Etre en suspens, c'est ne pouvoir trancher entre deux affirmations qui se valent. Etre "étonné" est à prendre au sens très fort du siècle de Pascal: foudroyé, pris de stupeur. La contradiction énoncée par Pascal fait appel à une nouvelle métaphore, celle de la vue, qui rappelle la pertinence de celle de la boiterie (infirmité très visuelle). Cette fois le vrai c'est ce que nous voyons "de toute notre vue", ce dont nous sommes absolument certains. L'interlocuteur qui voit "de toute sa vue le contraire" est de la même façon absolument certain de son fait. Cette contradiction absolue entre "les sens", ces vues contraires, Pascal explique que personne ne peut les arbitrer, qu'il n'y a pas une vue plus forte que l'autre, d'où le "foudroiement".
Pascal a résolu son problème initial, à savoir il a trouvé les raisons de son irritation, mais il a levé un autre problème beaucoup plus grave et à priori impossible à résoudre: comment puis-je trancher? Comment puis-je déclarer la vérité?La phrase "Et encore plus (...) à celles de tant d'autres", bien qu'ambigüe, apporte une réponse à ce dernier problème. Dans cette phrase nominale, deux membres de la phrase sont distincts. "Et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix": Pascal renforce et affine son propos à la position du penseur, su philosophe, souvent contredit par la foule. La situation de ce dernier est la plus difficile à tenir, car plus que quiconque il se préoccupe de trouver la vérité, et plus que quiconque il est embarassé par cette contradiction. Plus les contradicteurs sont nombreux, plus douloureuse sera la remise en question. Pourtant Pascal résout ce problème par l'énoncé d'un présupposé dans la deuxième partie de la phrase: "car il faut préférer nos lumières à celles de tant d'autres". Le "car" qui introduit ce présupposé semble avoir pour antécédent le verbe "étonne" de la phrase précédente.
Il apporte ainsi une troisième explication à la question initiale relative à la colère. Pourquoi cette colère? Parcequ'il faut de toute façon préférer nos lumières, c'est à dire que la remise en question ne doit pas être effectuée jusqu'au renoncement de ses certitudes. Le penseur est dans une contradiction, une tension extrême: je ne peux pas savoir si je boite mais je dois ignorer ce doute pour avancer sur le chemin de la vérité. La réponse de Pascal au problème de l'esprit boiteux permet de continuer à penser, mais laisse des difficultés et des contradictions. C'est ce que remarque Pascal qui souligne que la solution de préférer notre raisonnement est "hardie et difficile". « Hardi » signifie qui nécessite bravoure, courage.
La conclusion revient sur le double-constat du premier paragraphe: "Il n'y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux." En effet un boiteux ne me dira jamais que je boite, et je ne me sentirai jamais boiteux en le regardant.
Pascal nous invite à nous remettre en question, mais de manière nuancée pour ne pas stopper le processus de la pensée. Néanmoins, la seule certitude que nous pouvons avoir est que nous ne serons jamais absolument certains de détenir la vérité. Il semblerait que la première partie traite du raisonnement: "on nous dit que nous raisonnons mal". Or le raisonnement, aussi appelé logique, est une science exacte. Un raisonnement faux n'introduit pas le doute. Un sylogisme peut être valide ou invalide, dans les deux cas ce n'est qu'application de règles. Un esprit boiteux peut produire des sophismes,
par exemple:
Aucun Normand n'est Parisien
Aucun Breton n'est Parisien
Donc tout Normand est Breton
Il est facile de prouver en remplaçant les termes par des inconnues que ce raisonnement est "boiteux". La logique est une "police de la pensée", il n'y a normalement pas de contradiction possible si on en applique bien les règles. C'est pourtant cette contradiction que l'on trouve dans le texte de Pascal.
Les deux principales métaphores utilisées dans ce texte, celle de l'esprit boiteux et celle de la lumière pour la vérité, ne semblent pas référer à la même nature de pensée. L'esprit boiteux évoque un processus mental, une certaine durée, de même pour le mal de tête, bien que celui-ci soit limité dans le temps. On est donc dans le raisonnement, la logique, la démonstration. Dans la deuxième partie au contraire, la métaphore de la lumière sous-entend l'immédiateté, l'intuition, la vérité pressentie. C'est compréhensible qu'il y ait ce "décrochage" entre la première et la deuxième partie, car comme vu précédemment, le doute ne peut porter sur la science exacte qu'est la logique, mais porte plus généralement sur l'intuition. Il semblerait donc que Pascal nous incite à avoir le courage de nous servir de nos propres intuitions.
Pascal, à travers la métaphore de l'"esprit boiteux", envoie un message aux penseurs: l'irritation, voire la colère s'expliquent par les conflits d'opinions ou d'interprétations, et sont partie intégrante de la pensée. Néanmoins, malgré cette conclusion plutôt pessimiste, il nous rappelle que la pensée ne doit pas se laisser réfréner par l'incertitude qu'elle suppose. Ainsi ce texte traite-t-il moins de la remise en question de notre raisonnement et de la logique que de la confiance dans nos intuitions, nos "lumières".
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