jeudi 10 mai 2007

Parole et pouvoir



Alain explique ici à quoi tient la puissance magique ancestrale qui est attribuée aux mots. En s'opposant à l'impression, l'expression produit la reprise de soi.
" L'impression est un mot qui signifie assez bien l'émotion avant toute pensée ; le saisissement exprime un plus haut degré de violence exercée sur notre corps par l'impression et la réaction même du corps. Le mot choc exprime mieux encore que notre vie est menacée par un événement qui ne détruit pourtant que notre équilibre. Contre de telles perturbations, qui consistent surtout en rougeur, pâleur, tremblement, qui sont les effets du dérèglement du cœur, nous n'avons que des moyens d'action indirects, dont l'un consiste en des mouvements locomoteurs contraires à la crispation, à la contracture, au spasme, et l'autre dans l'exercice volontaire de l'inspiration et de l'expiration. Ces deux moyens couvrent le domaine entier du langage. Et l'expression consiste à ajourner le sentir, à le distribuer, à le préparer, à le grandir, à le diminuer, d'après le geste et la voix. Cette puissance de l'éloquence sur le cœur, cet organe si loin de notre portée, a dû passer pour magique tant que l'on n'eut pas compris comment l'étirement des muscles et la discipline du souffle peuvent régler les battements du cœur. Le chant, la poésie, l'éloquence contribuent à cet aménagement du malheur ; mais cette vertu doit être étendue aux mots eux-mêmes, qui sont aussi des solennités. Si le mot ne règle que l'action, il revient toujours à un abrégé très sauvage. Au contraire, si l'on développe tout le tissu sonore des mots, c'est déjà récitation et poésie. La poésie ne fait que regarder de plus près encore aux sonorités, ce qui se fait par le nombre et la rime. "

Alain, Les aventures du cœur [1945], chapitre XXIV, in : Les passions et la sagesse, La Pléiade, Éditions Gallimard,1960, p. 402

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