mercredi 27 février 2008

Le bonheur

"J'ai beaucoup pensé au bonheur idéal, et je pense avoir fait là-dessus des découvertes notables.

Évidemment il consiste, lorsqu'il fait chaud, à sommeiller près de la mare. Une odeur délicieuse sort du fumier qui fermente ; les brins de paille lustrés luisent au soleil. Les dindons tournent l'oeil amoureusement, et laissent tomber sur leur bec leur panache de chair rouge. Les poules creusent la paille et enfoncent leur large ventre pour aspirer la chaleur qui monte. La mare scintille, fourmillante d'insectes qui grouillent et font lever des bulles à sa surface. L'âpre blancheur des murs rend plus profonds les enfoncements bleuâtres où les moucherons bruissent. Les yeux demi-fermés, on rêve et, comme on ne pense plus guère, on ne souhaite plus rien.L'hiver, la félicité est d'être assis au coin du feu, dans la cuisine. Les petites langues de la flamme lèchent la bûche et se dardent parmi des pétillements, les sarments craquent et se tordent, et la fumée enroulée monte dans le conduit noir jusqu'au ciel. Cependant la broche tourne, d'un tic-tac harmonieux et caressant. La volaille embrochée roussit, brunit, devient splendide ; la graisse qui l'humecte adoucit ses teintes ; une odeur réjouissante vient picoter l'odorat ; on passe involontairement sa langue sur les lèvres ; on respire les divines émanations du lard ; les yeux au ciel, dans une grave extase, on attend que la cuisinière débroche la bête et vous en offre ce qui vous revient.Celui qui mange est heureux ; celui qui digère est plus heureux ; celui qui sommeille en digérant est plus heureux encore. Tout le reste n'est que vanité et impatience d'esprit. Le mortel fortuné est celui qui, chaudement roulé en boule et le ventre plein, sent son estomac qui opère et sa peau qui s épanouit. Un chatouillement exquis pénètre et remue doucement les fibres. Le dehors et le dedans jouissent par tous leurs nerfs. Certainement si le monde est un grand Dieu bienheureux, comme nos sages le disent, la terre doit être un ventre immense occupé de toute éternité à digérer les créatures et à chauffer sa peau ronde au soleil".
Vie et opinions philosophiques d'un chat

Hippollyte Taine

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