Merci à Robert Redeker, qui me communique cet article paru aujourd'hui 10 février 2008 dans la Dépêche du midi
"Télévisions, radios, journaux abondent de reportages sur la vie privée des politiques, des têtes couronnées, des stars de la mode, du cinéma, de la chanson, du sport. Parallèlement, abandonnant toute pudeur, des anonymes, croyant ainsi se hisser à la hauteur des V.I.P, étalent, entre Delarue, les psy-shows et la téléréalité, leurs petits secrets d’alcôve. Notre société oscille entre l’exaltation, de la protection de la vie privée et sa spectacularisation. Comment expliquer cette contradiction ?
La vie privée, dit-on, est constituée par ce qui dans nos existences ne regarde pas les autres. Lieu de l’intime et du secret, elle tissée par ce que nous faisons et pensons une fois la porte de nos domiciles refermée. Elle est l’espace privatif – celui dont on prive les autres – de la vie. Elle est le refuge de l’élémentaire et de l’animal : nourriture, amour physique, repos, sommeil, déjections, reproduction. La part animale de notre être satisfait ses besoins dans la sphère de l’existence privée. Ces limitations sont de construction récente : au XVIIIème siècle, le Duc de Saint-Simon observe que Mme la Duchesse d’Orléans, épouse du Régent, faisait sentir qu’elle était « petite-fille de France jusque sur sa chaise percée ».
Le privé est l’ensemble des activités dont on n’a pas à rendre compte à la société. Le salarié doit rendre compte de son travail. L’entrepreneur de sa stratégie. Le philosophe de ses idées. Le soldat de l’emploi des armes. Le policier de l’autorité que la société lui délègue. Le Président de la République doit rendre compte de son action politique. Mais ni les uns ni les autres n’ont à rendre compte publiquement de leurs préférences alimentaires, de leurs amours et désamours, de leur intérêt pour la Star’Ac ou de leur penchant pour le jeu. Cette ligne de démarcation traduit la conception de l’homme propre à l’âge bourgeois dans lequel nous sommes entrés avec la Révolution française.
Que voit l’indiscret qui regarde par le trou de la serrure ? Qui se délecte des rubriques « people » ? Pas la différence des hommes, la grandeur de quelques uns, mais ce minimum domestique dans lequel tous les hommes se confondent. Le voyeur se voit lui-même dans l’autre. Le valet de chambre se rassure : le grand homme lui ressemble. Ce qui rend un être humain intéressant, par quoi il se distingue et s’élève au-dessus des autres – son œuvre, son action, son travail – est public. Pasteur ou Einstein intéressent par leurs travaux ; dans la vie privée, ils ne furent qu’ordinaires. Tout le monde a des amours, qu’on soit Napoléon ou qu’on soit Dupont ! Mais des deux, seul Napoléon a été un grand homme ! De fait, le plus secret – cette partie de l’existence que nous protégeons par les barrières de la vie privée - est aussi le plus commun, le plus ordinaire, si bien que le secret, ici, n’est que d’apparence. L’extraordinaire des humains est public, le banal est privé. Ce qui est mystérieux, ce n’est pas la vie privée, que tous les hommes partagent en commun en se la cachant réciproquement, c’est la grandeur, qui transforme certains de nos congénères en exceptions : héros, saints, créateurs. Il y a donc un faux mystère de la vie privée et un vrai mystère de la grandeur.
Pourquoi cette curiosité publique pour la vie privée d’autrui, celle des personnes remarquables, quand chacun peut en deviner par comparaison avec soi la teneur? Selon Tocqueville, la passion des peuples démocratiques est l’égalité. La démocratie supporte mal la grandeur dont elle a pourtant, comme toute société, besoin. Sans grands hommes, pas de société ! Pas de créateurs, pas d’entrepreneurs, pas de dirigeants ! Pas de capitaine pour tenir la barre ! Pas d’artiste ni d’industriel ! Sans hommes et femmes d’exception, aucune vue de l’avenir ! La négation de la grandeur et de l’inégalité plongerait la société dans le nihilisme. La mise en scène, à laquelle la foule accourt, de la vie privée des grands hommes est le compromis que passe la démocratie avec l’inégalité pour la rendre supportable. Elle est la revanche de la vie ordinaire sur la vie exceptionnelle.
Voici la loi de la spectacularisation de la vie privée : ramener le supérieur à l’inférieur, le grand au banal, l’extraordinaire à l’ordinaire. Elle est la rançon que l’égalité démocratique fait payer à l’exception pour lui permettre de continuer d’exister. Son étalage médiatique établit une égalité paradoxale entre les humains : le prince a des maîtresses, des ennuis avec ses fils, une belle-mère, des phlegmons et peut-être des hémorroïdes. Lié à la passion démocratique de l’égalité, ce spectacle, où se joue aussi le ressentiment de la masse contre les élites, est le prix à payer pour l’acceptation de la féconde inégalité".
dimanche 10 février 2008
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5 commentaires:
Oui, l'analyse me paraît juste.
Toutefois il ne rend pas bien compte du paradoxe - ou ai-je mal saisi ? Si l'attrait des gens pour la vie privée des "personnes remarquables" est analysé, il demeure une zone d'ombre sur l'attrait pour la vie privée des anonymes.
Chaque fois que je tombe sur une émission de téléréalité avec des anonymes j'ai l'impression qu'une des motivations qui doit pousser les gens à regarder est de voir des individus plus malheureux qu'eux même, dans d'immenses galères (avec leur argent, leurs enfants, leur conjoint)...
Oui, c'est juste.. pourquoi se passionner pour la vie des anonymes.
L'explication que vous donnez n'est pas suffisante, car parfois aussi ils expliquent à quel point ils sont heureux (grâce notamment à une vie amoureuse ou sexuelle extrêmement épanouie..).
J'imagine qu'il y a un effet de miroir, on recherche des gens à notre image pour une sorte de psychanalyse déléguée, non?
C'est une analyse très intéressante ! Elle vient compléter les belles réflexions de Hannah Arendt sur la distinction vie privé/vie publique qu'elle fait remonter à l'Antiquité dans La condition de l'homme moderne (chapitre II). Pour résumer, et j'espère ne pas caricaturer, l'Antiquité grecque distinguait l'espace politique (domaine public) de l'espace économique (la maison, le domaine privé). L'espace politique était le domaine libéré des contraintes de la vie dont se chargeait l'espace privé. Puis c'est "l'avènement du social", le moment ou la grande affaire publique devient la vie privée, et sa science l'économie. Se créé alors la sphère de l'intime qui protège, d'une certaine, ce qui ne peut décidément pas être rendu public (l'amour, la pensée, le rapport à soi etc.). Nous passons de la cité à la société qui exige «que ses membres agissent comme s'ils appartenaient à une seule énorme famille où tous auraient les mêmes opinions et les mêmes intérêts». La société tend à «normaliser ses membres, à les faire marcher droit, à éliminer les gestes spontanés ou les exploits extraordinaire». Dès lors il y a substitution du comportement à l'action ; pénétration du processus vital dans le monde public (ce qui explique que nous ne pensons plus les activités humaines que sur le plan du travail. Ce qui pose problème en ce qui concerne l'œuvre, la pensée et l'action etc.) ; perte du sens de l'immortalité, et donc apparition de la pensée de l'"après moi le déluge", la perte du sens de son action pour les générations à venir etc. Je crois qu'actuellement nous sommes moins dans une disparition du domaine public au sens strict (cela fait longtemps que ce processus s'est quasiment achevé) que dans une entrée du domaine de l'intime dans la sphère publique/privée. La question est : que nous reste-t-il d'espace personnel pour pouvoir encore penser ?
"L’extraordinaire des humains est public, le banal est privé." : et c'est précisément cet extraordinaire qui construit le monde, qui permet la création, ou l'advenir, de choses qui durent. Le danger d'une "banalisation" intégrale de la vie humaine serait alors la disparition du sens de l'histoire (que nous commençons à voir venir dans l'impossibilité toujours plus grande de penser l'histoire "scientifique" que comme une micro-histoire) ; le consumérisme appliqué à toutes les créations de l'homme conduisant à un monde construit sur de l'éphémère ; la perte du sens de l'action ("après moi le déluge" etc.) conduisant à un mépris de la fondation d'un avenir pour les nouvelles générations ; et donc à la disparition du monde humain en vue d'une structuration de la vie des hommes pensée sur le modèle de la vie "biologique", "animale" etc.
À la relecture je me rends compte que je n'ai pu m'empêcher de ressortir mes inquiétudes sur la modernité plutôt que de dialoguer sur le problème posé par Redeker. J'espère que vous excuserez ma monomanie !
Non, Jean-baptiste (je réponds sur la "monomanie") . je ne drirais pas cela...
J'apprécie toujours vos interventions qui sont ...réfléchies et instruites (je mets entre parenthèses le fait que nous partageons nombre de préoccupations)
Merci, vos compliments me touchent beaucoup. J'en profite pour vous remercier pour ce très beau blog qui fait honneur au web. Ils sont peu nombreux, malheureusement !
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