François Truffaut « Abel Gance, désordre et génie » (Cahiers du cinéma n° 47
Extrait Mai 1955)
« Réussir , c'est rater »
« Il n'y a rien de bien original à dire sur La tour de Nesle. Tout le monde sait qu'il s'agit d'un film de commande à devis ridicule, dont le meilleur est resté dans les tiroirs du distributeur. La tour de Nesle est, si l'on veut, le moins bon des films d'Abel Gance. Comme il se trouve qu'Abel Gance est un génie, La tour de Nesles est un film génial. Génie, Abel Gance ne possède point du génie, il est possédé du génie, c'est-à-dire que si vous lui donnez une caméra portative et que vous le postez parmi vingt opérateurs d'actualité au sortir du Palais-Bourbon ou à l'entrée du Parc des Princes, il vous ramèner, lui seul, un chef d'oeuvre, quelques mètres de pellicule dont chaque plan, chaque image, chaque sixième ou vingt quatrième de seconde porteront la marque même du génie, invisible et présente, visible et omniprésente. Comment s'y sera-t-il pris? Lui seul le sait. A vrai dire, je crois bien qu'il n'en sait rien non plus.[...]
On a traité Abel Gance de « raté » et tout récemment de « raté génial » [...] La question se pose à présent de savoir si l'on peut être à la fois génial et raté. Je crois que le ratage, c'est le talent. Réussir , c'est rater. Je veux finalement défendre la thèse: Abel Gance auteur raté de films ratés. Je suis convaincu qu'il n'existe pas de grands cinéastes qui ne sacrifient quelque chose : Renoir sacrifiera tout (scénario-dialogue-technique) au profit d'un meilleur jeu de l' acteur, Hitchcock sacrifiera la vraisemblance policière au profit d'une situation par avance choisie, Rosselini sacrifie les raccords de mouvement et de lumière pour une plus grande fraîcheur – ou chaleur – c'est la même chose – des interprètes, Murnau, Hawks, Lang sacrifient le réalisme du cadre et de l'ambiance, Nicolas Ray et Griffith la sobriété.
(De la notion de sacrifice dans les oeuvres géniales)
Or le film réussi selon l'ancestrale équipe est celui où tous les éléments participent également d'un tout qui mérite l'adjectif parfait. Or la perfection , la réussite, je les décrète abjectes, indécentes; immorales ou obscènes ; à cet égard, le film le plus haïssable est sans conteste. La kermesse héroïque [de Jacques Feyder, 1935] pour tout ce qui s'y trouve d'achevé,d'audaces atténuées,de raisonnable,de mesuré, de portes entr'ouvertes, de chemins esquissés, tout ce qui s'y trouve de plaisant et de parfait.
Tous les grands films de l'histoire du cinéma sont des films ratés ».
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