La crise de l'humanité européenne et la philosophie
Edmund Husserl (1859-1938) naît à Prosznitz en Moravie d'une famille juive libérale. Il s'engage dans des études scientifiques libérales à Berlin, puis à Vienne.
Sa vie et son oeuvre :
Mathématicien de formation, il étudie dès 1882 le Nouveau Testament. Puis il suit les cours du célèbre psychologue Franz Brentano, sur la philosophie de David Hume. En 1886, il se convertit au protestantisme. Sous l'influence de Brentano, il découvre et explicite le concept d'intentionnalité : " Le mot intentionnalité ne signifie rien d'autre que cette particularité foncière et générale de la conscience d'être conscience de quelque chose ". Cela signifie que la conscience est ouverte sur autre chose qu'elle-même, et devient elle-même en se pénétrant de cet autre. Cet acquis fondamental de l'intentionnalité constitue la première pierre de l'édifice de la phénoménologie.A partir des années 20, l'attention du phénoménologue se porte sur la situation historique et politique contemporaine. Elle va se trouver polarisée par la question de la crise politique qui s'aggrave en Allemagne, traduisant en surface ce qui d'après Husserl est une crise profonde des sciences. Depuis 1928, Husserl, qui est à la retraite, est éloigné de toute activité universitaire par Heidegger, son ancien élève, qui lui a succédé à Fribourg. A partir de 1933, prise de pouvoir des nazis, Husserl, tenu à l'écart de toute activité académique, considère que le sens de l'Histoire se dérobe, que le pouvoir de la raison est sur le point de défaillir.
La crise de l'humanité européenne et la philosophie C'est une conférence prononcée à Vienne le 7 mai 1935 à Vienne, C'est un manifeste, dans lequel Husserl s'exprime sur ce qui lui tient alors le plus à cœur. Il y est question de la tâche infinie de la raison et du sens de l'histoire. Husserl est en lutte contre tous les irrationalismes. Il entreprend de relever le défi du sens, et plus précisément, de son unité dans l'expérience. Il y plaide pour le sens contre l'absurde, ce qui est une des définitions de la phénoménologie
La phénoménologie et L'Europe en crise
La crise de l'humanité européenne et la philosophie C'est une conférence prononcée à Vienne le 7 mai 1935 à Vienne, C'est un manifeste, dans lequel Husserl s'exprime sur ce qui lui tient alors le plus à cœur. Il y est question de la tâche infinie de la raison et du sens de l'histoire. Husserl est en lutte contre tous les irrationalismes. Il entreprend de relever le défi du sens, et plus précisément, de son unité dans l'expérience. Il y plaide pour le sens contre l'absurde, ce qui est une des définitions de la phénoménologie
La phénoménologie et L'Europe en crise
Husserl y décrit phénoménologiquement la crise que vit l'Europe. A ses yeux, cette crise est d'abord une crise des sciences. Que signifie cette expression ? Tout d'abord le fait que sa scientificité authentique est devenue douteuse. Husserl, en effet, loue d'idéal scientifique, en général, en tant qu'exactitude et rigueur méthodologique. Mais la scientificité a aussi acquis une dimension " positiviste " (privilège accordé à la seule connaissance des faits) qui est selon Husserl, une approche réductrice de la science , qui entraîne un aveuglement vis à vis de l'instance subjective, et qui tend à " décapiter " la philosophie.Husserl date de la deuxième moitié du XIX ième siècle la dérive positiviste de l'attitude scientifique ; et il vise probablement les héritiers de la philosophie positive d'Auguste Comte.En effet, selon Husserl, " de pures science positives font des hommes purement positifs " c'est-à-dire des adorateurs des faits, qui oublient de s'interroger sur le regard qu'ils portent sur ces faits. " Un fait est un fait ". Tel est leur credo.Ainsi, Husserl lie crise des sciences européenne, en tant qu'elles sont réduites à leur dimension positiviste, et crise des valeurs de l'humanité. Il s'agit d'une seule et même crise, dont Husserl tente de déceler l'unité profonde. Cette unité se comprendra mieux si l'on montre bien que le positivisme, précisément, opère une séparation entre recherche scientifique et quête du sens. Une telle dissociation renvoie à son tour à une crise plus radicale encore, qui affecte la philosophie elle-même.
Crise de la philosophie, crise du sens
Crise de la philosophie, crise du sens
L'absence d'une communauté soudée de philosophes et l'inexistence d'une recherche unifiée ont des conséquences désastreuses. La philosophie a perdu toute unité autant dans sa manière de poser ses objectifs que dans sa méthode propre : " au lieu d'une philosophie une et vivante, que possédons-nous ? Une production d'œuvres philosophiques croissant à l'infini, mais à laquelle manque tout lien interne ". L'état de division dans lequel se trouve la philosophie nous invite à réfléchir sur le risque ultime auquel il conduit, à savoir l'éclatement du sens lui-même. L'ordre du sens est, dans les années 30, battu en brèche. C'est cet ordre que Husserl voudrait restaurer, au moins par le discours, pour contrer toute mystique irrationnelle. La crise politique et éthique correspond à la montée des totalitarismes. Elle apparaît comme la manifestation en surface d'une crise plus profonde de la raison. L'état d'aveuglement des sciences et de la philosophie à cet égard en est le révélateur aigu. Husserl s'emploie à la ressaisir jusqu'à sa racine dans son unité. Dès 1911, dans l'opuscule intitulé " La philosophie comme science rigoureuse, Husserl donnait à la philosophie ce sens et cette tâche de refondation radicale des sciences elles-mêmes. La philosophie est une science rigoureuse, qui doit trouver en elle-même sa justification dernière absolument fondatrice. Corrélativement, la philosophe est responsable de cette fondation. Le mot d'ordre de la philosophie, pour mener cette tâche est de ne rien admettre comme allant de soi. Husserl renoue en cela avec le geste fondateur de Descartes dans la première Méditation.
La conférence de Vienne
La conférence de Vienne
Elle s'intitule : " La crise de l'humanité européenne et la philosophie ". La crise dont nous venons de parler affecte en effet en premier lieu l'Europe. Elle ne revêt pas une dimension mondiale. L'Europe n'a pas pour Husserl un sens géographique, c'est-à-dire simplement territorial. Il ne peut conférer à l'Europe qu'un sens " transcendantal " qui ne recouvre pas l'Europe factuelle, puisque Husserl y inclut les dominions anglais et les Etats-Unis... L' " Europe transcendantale ", inclut les continents américains, l'Afrique du Sud, l'Australie, la Nouvelle Zélande.Quel est donc le critère du sens transcendantal de l'Europe ? Le sens transcendantal est par principe illimité. Tout individu, toute nation, a potentiellement une vocation à l'européanisation. Nous sommes pourtant en 1935. L'Europe est politiquement menacée par la montée du nazisme et du totalitarisme stalinien (Husserl n'a pas connu la décolonisation qui commence en 1945). L'analyse de Husserl, cependant, se situe sur un autre plan.Husserl vise l'essence de l'Europe, indépendamment de son existence menacée. Il revient sur son histoire pour essayer d'en ressaisir le sens. Pour Husserl en effet, comme pour Hegel, il y a une historicité de chaque figure spirituelle. Cela signifie que l'Europe est dépositaire d'un sens, celui de l'histoire qu'il lui appartient d'accomplir. Le concept de téléologie (littéralement : " processus de finalité ") est appliqué à l'Europe. Il s'agit de montrer quel est le telos (fin, finalité, but, objectif) de l'Europe. Ce telos est plus un sens intentionnel qu'un but au sens d'un achèvement. Pour retrouver ce sens, Husserl revient sur la genèse de l'esprit philosophant, son " lieu de naissance spirituelle ". Il la situe en Grèce, au VII-V siècle avant J.C. La naissance de la philosophie représente une anticipation de l'attitude phénoménologique. C'est la naissance d'une attitude nouvelle à l'égard du monde, attitude de contemplation (thêoria) qui est à l'origine de créations spirituelles infinies. La philosophie comme science rigoureuse permet seule cet accès à l'infini depuis l'état de finitude qui est celui de l'homme. Pour cette raison, Husserl adresse une critique acerbe à toute philosophie qui se présente comme un travail individuel, voire individualiste, à tout philosophe qui prétend se sauver grâce à son œuvre, sans se soucier du monde. L'humanité et la communauté des philosophes Husserl se réclame de l'idéal de la philosophie dont on trouve la trace dans les dialogues de Platon, par exemple. Il songe à un savoir communautaire, sous-tendu par une déontologie sans bavure. Le travail en commun est ce par quoi la vérité recherchée en commun peut advenir.L'idée d'une communauté des philosophes que défend Husserl requiert une ouverture complète sur le monde des non-philosophes et des non-savants ; ainsi, la communauté des philosophes ne connaît pas de frontières : elle est d'emblée illimitée, en voie d'élargissement constant. Par le biais de la transmission du savoir philosophico-scientifique acquis, les non-philosophes peuvent ainsi accéder à la philosophie. Il faut soutenir sans relâche cette vocation de la philosophie, en la pensant comme universelle sur le plan politique, c'est-à-dire non limitée à une nation donnée. La science universelle est un bien commun qui dépasse les frontières nationales. L'ouverture philosophique est internationale. Personne n'est en droit étranger à la philosophie. Or les idées sont plus fortes que toutes les puissances empiriques. Et le philosophe a en lui cette puissance des idées qui lui permet, sans détenir aucun pouvoir, d'agir avec force par la réflexion. Rappelons que l'humanité husserlienne est mue par la recherche du sens
Conclusion
La visée du phénoménologue est de tenter de faire advenir, par la seule parole, une communauté mondiale qui puisse battre en brèche tout totalitarisme. Pour en revenir à la crise de l'Europe, elle s'explique par le fait qu'il n'y a pas une, mais deux formes de " raison ". Husserl rejette la raison purement constructrice et formelle (la raison au sens de " ratio "). La raison-ratio est par excellence un concept du positivisme. Contre cette conception dérivée et étriquée de la raison, Husserl défend une rationalité authentique, large, qui passe par une absoluité de l'esprit : " C'est seulement quand l'esprit, cessant de se tourner naïvement vers le dehors, revient à soi et demeure près de lui-même et purement près de lui, qu'il peut se suffire à lui-même ".L'esprit se comprenant soi-même met entre parenthèses la raison étriquée (" ratio ") et annonce une renaissance de la raison héroïque au moment où Husserl prononce sa conférence," Seul l'esprit est immortel ". La raison et l'esprit peuvent alors converger dans la quête d'un sens tendant orienté vers l'éternité. (Résumé de l'analyse réalisée en 1992 par Nathalie Depraz pour les éditions Hatier)
Extraits :
" Poussons l'analyse à son terme : l'Europe a un lieu de naissance. Je ne songe pas, en termes de géographie, à un territoire, quoique elle en possède un, mais à un lieu spirituel de naissance, dans une nation ou dans le coeur de quelques hommes isolés et de groupes d'hommes appartenant à cette nation. Cette nation est la Grèce antique du VII ième et du VI ième siècles avant Jésus-Christ. C'est chez elle qu'est apparue une attitude d'un genre nouveau à l'égard du monde environnant; il en est résulté l'irruption d'un type absolument nouveau de créations spirituelles qui rapidement ont pris les proportions d'une forme culturelle nettement délimitée. Les Grecs lui ont donné le nom de philosophie ; correctement traduit selon son sens originel, ce terme est un autre nom pour la science universelle, la science du tout du monde, de l'unique totalité qui embrasse tout ce qui est. Très vite l'intérêt d'abord dirigé sur le tout et, par là même, la question du devenir qui englobe toutes choses et de l'être qui subsiste dans le devenir commencent à se scinder en fonction des formes générales et des régions de l'être ; et ainsi la philosophie, l'unique science, se ramifie en une diversité de sciences particulières ".
" L'irruption de la philosophie prise en ce sens, en y incluant toutes les sciences, est donc à mes yeux, si paradoxal qu'il paraisse, le phénomène originel qui caractérise l'Europe au point de vue spirituel. Je voudrais ici affronter une objection toute prête : à savoir, que la philosophie, la science des Grecs ne serait pas leur création distinctive et qu'ils n'auraient fait que la diffuser dans le monde. Eux-mêmes abondent en récits sur la sagesse égyptienne, babylonienne, etc.. ; même en fait ils ont beaucoup reçu d'eux. Nous possédons aujourd'hui une masse de travaux sur les philosophies indienne, chinoise, etc.., qui ne sont aucunement analogues à celles des Grecs. Et pourtant on ne doit pas supprimer les différences de principe et passer à côté de ce qui est plus essentiel que tout le reste. La manière de poser le but et, par voie de conséquence, le sens des résultats atteints sont fondamentalement différents de part et d'autre.Seule la philosophie grecque conduit, par un développement propre, à une science en forme de théorie infinie, dont la géométrie grecque nous a fourni durant des millénaires l'exemple et le modèle souverain. La mathématique, - l'idée d'infini, de tâches infinies - est comme une tour babylonienne bien qu'inachevée elle demeure une tâche pleine de sens, ouverte sur l'infini ; cette infinité a pour corrélat l'homme nouveau aux buts infinis ".E. Husserl, p. 45 et E. Husserl, La crise de l'humanité européenne et la philosophie (1935), traduction de P. Ricœur, Éd. Aubier, 1949, réédité en 1987, p. 35.
Extraits :
" Poussons l'analyse à son terme : l'Europe a un lieu de naissance. Je ne songe pas, en termes de géographie, à un territoire, quoique elle en possède un, mais à un lieu spirituel de naissance, dans une nation ou dans le coeur de quelques hommes isolés et de groupes d'hommes appartenant à cette nation. Cette nation est la Grèce antique du VII ième et du VI ième siècles avant Jésus-Christ. C'est chez elle qu'est apparue une attitude d'un genre nouveau à l'égard du monde environnant; il en est résulté l'irruption d'un type absolument nouveau de créations spirituelles qui rapidement ont pris les proportions d'une forme culturelle nettement délimitée. Les Grecs lui ont donné le nom de philosophie ; correctement traduit selon son sens originel, ce terme est un autre nom pour la science universelle, la science du tout du monde, de l'unique totalité qui embrasse tout ce qui est. Très vite l'intérêt d'abord dirigé sur le tout et, par là même, la question du devenir qui englobe toutes choses et de l'être qui subsiste dans le devenir commencent à se scinder en fonction des formes générales et des régions de l'être ; et ainsi la philosophie, l'unique science, se ramifie en une diversité de sciences particulières ".
" L'irruption de la philosophie prise en ce sens, en y incluant toutes les sciences, est donc à mes yeux, si paradoxal qu'il paraisse, le phénomène originel qui caractérise l'Europe au point de vue spirituel. Je voudrais ici affronter une objection toute prête : à savoir, que la philosophie, la science des Grecs ne serait pas leur création distinctive et qu'ils n'auraient fait que la diffuser dans le monde. Eux-mêmes abondent en récits sur la sagesse égyptienne, babylonienne, etc.. ; même en fait ils ont beaucoup reçu d'eux. Nous possédons aujourd'hui une masse de travaux sur les philosophies indienne, chinoise, etc.., qui ne sont aucunement analogues à celles des Grecs. Et pourtant on ne doit pas supprimer les différences de principe et passer à côté de ce qui est plus essentiel que tout le reste. La manière de poser le but et, par voie de conséquence, le sens des résultats atteints sont fondamentalement différents de part et d'autre.Seule la philosophie grecque conduit, par un développement propre, à une science en forme de théorie infinie, dont la géométrie grecque nous a fourni durant des millénaires l'exemple et le modèle souverain. La mathématique, - l'idée d'infini, de tâches infinies - est comme une tour babylonienne bien qu'inachevée elle demeure une tâche pleine de sens, ouverte sur l'infini ; cette infinité a pour corrélat l'homme nouveau aux buts infinis ".E. Husserl, p. 45 et E. Husserl, La crise de l'humanité européenne et la philosophie (1935), traduction de P. Ricœur, Éd. Aubier, 1949, réédité en 1987, p. 35.
(fiche réalisée par LHL à partir de la présentation du texte de Husserl par Nathalie Depraz pour Hatier, Profil textes philosophiques, 1992)
1 commentaire:
Merci pour votre article ! Il est vraiment intéressant et m'a permis de découvrir et comprendre la pensée de ce philosophe.
Enregistrer un commentaire