dimanche 16 septembre 2007

Le goût selon Voltaire (le crapaud)


BEAU - Dictionnaire philosophique de Voltaire

OEUVRES COMPLÈTES DE VOLTAIRE DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE


BEAU

Puisque nous avons cité Platon sur l'amour, pourquoi ne le citerions-nous pas sur le beau, puisque le beau se fait aimer? On sera peut-être curieux de savoir comment un Grec parlait du beau il y a plus de deux mille ans.L'homme expié dans les mystères sacrés, quand il voit un beau visage décoré d'une forme divine, ou bien quelque espèce incorporelle, sent d'abord un frémissement secret, et je ne sais quelle crainte respectueuse-, il regarde cette figure comme une divinité.... quand l'influence de la beauté entre dans son âme par les yeux, il s'échauffe: les ailes de son âme sont arrosées; elles perdent leur dureté qui retenait leur germe; elles se liquéfient; ces germes enflés dans les racines de ses ailes s'efforcent de sortir par toutel'espèce de l'âme » (car l'âme avait des ailes autrefois), etc.

Je veux croire que rien n'est plus beau que ce discours de Platon; mais il ne nous donne pas des idées bien nettes de la nature du beau. Demandez à un crapaud ce que c'est que la beauté, le grand beau, le to kalon. Il vous répondra que c'est sa crapaude avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une i gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un nègre de Guinée; lebeau est pour lui une peau noire, huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté.Interrogez le diable; il vous dira que le beau est une pave de cornes, quatre griffes, et une queue. Consultez enfin les philosophes, ils vous répondront par du galimatias; il leur faut quelque chose de conforme à l'archétype du beau en essence, au to Kalon.

-J'assistais un jour à une tragédie auprès d'un philosophe. « Que cela est beau! disait-il. . - Que trouvez-vous là de beau? lui dis-je. - C'est, dit-il, que l'auteur a atteint son but. » Le lendemain il prit une médecine qui lui fit du bien. « Elle a atteint son but, lui dis-je; voilà une belle médecine! » Il comprit qu'on ne peut pas dire qu'une médecine est belle, et crue pour donner à quelque chose le nom, de beauté, il faut qu'elle vous cause de l'admiration et du plaisir. Il convint que cette tragédie lui avait inspiré ces deux sentiments, et que c'était là le to kalon, le beau.Nous rimes un voyage en Angleterre: on y joua la même pièce, parfaitement traduite; elle fit bâiller tous les spectateurs. « Oh, oh! dit-il, le to kalon n'est pas le même pour les Anglais et pour les Français. Il conclut, après bien des réflexions, que le beau est souvent très relatif, comme ce qui est décent au Japon est indécent à Rome, et ce qui est de mode à Paris ne l'est pas à Pékin; et il s'épargna la peine de composer un long traité sur le beau.Il y a des actions que le monde entier trouve belles. Deux officiers de César, ennemis mortels l'un de l'autre, se portent un défi, non à qui répandra le sang l'un de l'autre derrière un buisson en tierce et en quarte comme chez nous, mais à qui défendra le mieux le camp des Romains, que les Barbares vont attaquer. L'un des deux, après avoir repoussé les ennemis, est près de succomber; l'autre vole à son secours, lui sauve la vie, et achève la victoire.Un ami se dévoue à la mort pour son ami, un fils pour son père: l'Algonquin, le Français, le Chinois, diront tous que cela est fort beau, que ces actions leur font plaisir, qu'ils les admirent.

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