lundi 17 septembre 2007

Shoah : la "mémoire vaine"

(Voici un passage d'un texte que j'ai écrit en 1994 sur le "crime contre l'humanité" dans l'Encyclopaedia Universalis, accompagné d'une bibliographie:)

Le refus de partager l'humanité
Les premiers dans l'histoire en effet, les nazis ont non seulement exprimé la volonté, mais se sont donné les moyens d'exterminer tout un peuple sur une base uniquement raciale. La spécificité de ce crime, qui traduit le refus explicite de la part d'une communauté de partager l'humanité avec une autre, comporte trois composantes essentielles. Ce crime relève en premier lieu d'une logique totalitaire„ débouchant sur un racisme non pas dominateur, pour lequel l'autre doit être asservi ou assimilé, mais exterminateur : l'autre doit être détruit, c'est-à-dire extrait du corps social, parce qu'il est jugé inassimilable. Une telle « mixophobie » est, selon Pierre André Taguieff, caractéristique de tous les projets génocidaires : l'autre est un « parasite », on ne « négocie pas avec un pou », etc. En second lieu, le crime contre l'humanité est la manifestation paranoïde d'une angoisse bien spécifique. Résultant d'une perte de repères identificatoires, ce malaise profond ne peut que déboucher sur une crise sociale foncièrement suicidaire : car l'autre qu'il faut détruire n'est ni un ennemi ni un adversaire. Installé au cceur de la société, il doit être soigneusement sélectionné puis arraché au corps social au prix d'une déchirure et d'une mutilation d'une indicible violence. Le peuple, « devenu à lui-même son propre ennemi » (C. Lefort), est conduit à s'engager dans une gigantesque crise sacrificielle aux conséquences incalculables. On songe au déferlement inouï de ces « puissances des ténèbres » évoqué en des pages célèbres par le philosophe Jan Patocka (Les Guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre). Le caractère radical et systématique des exterminations ou des « nettoyages » de notre temps, au Cambodge ou en Yougoslavie, par exemple, semblerait témoigner d'une incroyable volonté d'en finir avec l'homme, c'est-à-dire, au fond, pour l'humanité, en l'une de ses parties au moins, de s'autodétruire. On est finalement amené à se demander si une telle rage suicidaire, une explosion de violence aussi radicale, ne dépasse pas toutes nos limites de compréhension.
Un crime contre l'essence humaine
Le dernier aspect qui caractérise le crime contre l'humanité est peut-être le plus déterminant : les actes incriminés sont toujours commis, on l'a vu, en exécution d'un plan concerté, dans le cadre d'un programme politique bien défini. Ce type de programmes - théorisés et « fondés » philosophiquement par les intelligentsias européennes - constitue une sorte de religion inversée, ou encore un retournement de toutes les valeurs humanistes. De telles doctrines, suivies de leurs conséquences, constituent une profanation délibérée de tout ce que l'humanité tient pour le plus sacré. Vladimir Jankélévitch, dans son ouvrage L'imprescriptible, écrit que, à ses yeux, le crime nazi est un crime « infini », « absolu », « exorbitant ». Répondant à une logique totalement irrationnelle, il vise la négation radicale de ce qui constitue la valeur absolue de tout homme sa dignité. L'avilissement de la victime, sa déchéance, sa disqualification en tant qu'homme constituent l'objectif de ces criminels qui insultent avant de tuer, tuant ainsi deux fois. Mireille Delmas-Marty rejoint de telles analyses lorsqu'elle conclut que le crime contre l'humanité est une « destruction métaphysique de l'homme », dans la mesure où il vise « la négation absolue du principe d'égale appartenance de tout homme à la communauté humaine » (pratiques discriminatoires, mais aussi pratiques médicales pouvant conduire à la création de « surhommes » ou de « sous-hommes » par croisement d'espèces).
Un crime qui engage la responsabilité de l'humanité entière
Primo Levi écrivait, à propos de la « haine nazie », que « ce qui s'est passé ne peut être compris, et même ne doit pas être compris » ; mais il ajoutait que « si la comprendre est impossible, la connaître est nécessaire. parce que ce qui est arrivé peut recommencer, les consciences peuvent à nouveau être déviées et obscurcies : les nôtresDroitaussi ». Aujourd'hui, certains philosophes se demandent si l'humanité a bien retenu la leçon d'Auschwitz, et c'est, en général, pour en douter sérieusement (comme le font Alain Finkielkraut et Tzvetan Todorov). Pourtant, les moyens mis à notre disposition pour penser le crime contre l'humanité ne manquent pas (livres, âlms, notamment Shoah, etc.). En revanche, le désir de comprendre, le souci de savoir et de témoigner font souvent défaut. Karl Jaspers et Léon Poliakov ont démontré, l'un et l'autre, qu'il ne peut 7 avoir de génocide sans une sorte de consensus universel de l'aveuglement et de l'indifférence. La dénégation de la réalité d'un génocide constitue, en outre, un mécanisme qui permet à la communauté internationale, condamnée de fait à l'impuissance, de se dédouaner et de refouler - au moins pour un temps - la culpabilité. Pourtant, nous le savons aujourd'hui, le crime contre l'humanité engage la responsabilité de l'humanité tout entière. En l'absence d'une juridiction pénale internationale, et compte tenu des faibles moyens actuels de l'O.N.U., la répression de ces crimes ne relève encore que de systèmes nationaux, ce qui en réduit singulièrement la portée. Force est de constater que la communauté internationale est bien loin d'avoir les moyens de ses ambitions et de ses exigences en matière de justice internationale.

Bibliographie:
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