lundi 17 septembre 2007

La question politique

A propos de "La question humaine"

Ce film martèle une thèse, énoncée notamment dans sa conclusion (dernières minutes - je suis (stoïquement) restée jusqu'au bout !).
La thèse : il y aurait une correspondance, voire une équivalence entre le gazage des juifs par les nazis et le traitement actuel des " ressources humaines " par une multinationale. Cette équivalence est " démontrée" de manière limpide par le biais du langage : le langage codé des nazis est en effet apparenté au discours de l'entreprise aujourd'hui, discours morbide traduisant l'objectif de substituer l'opératoire à l'humain (" unités " pour individus, dégraissage, restructuration, nettoyage etc...etc...), d'éliminer la " question " pour lui y substituer la " technique ". Les deux directeurs de l'entreprise sont d'ailleurs d'anciens nazis ou fils de nazis convertis au libéralisme.
Plus généralement, il s'agit d'établir l'inhumanité radicale de notre société qui, à l'image de ses entreprises, broie ses " ressources humaines " à des fins de compétitivité. Bref, de suggérer que le nazisme ne fut qu'une forme accentuée et décomplexée du libéralisme, toujours à l'œuvre dans le monde actuel, comme chacun peut aisément le constater.
(Je ne me prononcerai pas sur les qualités esthétiques ( ?) du film, je ne mets pas en cause le talent des auteurs (j'avais d'ailleurs beaucoup aimé La blessure), ce n'est pas mon pb).
Mais la thèse qu'il soutient - à la limite de la propagande - me paraît relever du degré zéro de la conscience politique. Il est surprenant, en 2007, de continuer d'ignorer les analyses des juristes, des historiens, des philosophes à propos du totalitarisme. Le " crime contre l'humanité" (la shoah) est un phénomène monstrueux, voire incompréhensible. Rien d'utilitariste dans l'idéologie totalitaire ! (voir ci- dessous un fragment d'un article que j'ai rédigé en 1994 pour Encyclopaedia universalis, en 1994, avec sa bibliographie).
On ne peut pas expliquer la volonté de supprimer un peuple entier (= génocide) par la logique " libérale ", la logique des sociétés capitalistes, autrement dit la rationalité " utilitariste ". L'entreprise, par définition, recherche le profit, elle est dominée par la cupidité, la recherche égoïste, cruelle, voire impitoyable (cf " Dallas, ton univers impitoyable " ..) de l'intérêt de l'entrepreneur ou des actionnaires aujourd'hui. Les délocalisations, les restructurations etc... c'est épouvantable, évidemment ! Mais cela n'a strictement rien à voir avec les génocides programmés par les systèmes totalitaires. Le camp, comme l'a montré Hannah Arendt, est la clef de voûte du système totalitaire. Les nazis n'avaient aucun profit à éliminer les juifs, les malades mentaux, les homosexuels etc.. ! Et quelle recherche de profit y a-t-il derrière, par exemple, le massacre de Srebrenica de 1995 (voir le livre de Florence Hartmann qui vient de sortir à ce propos ("Paix et châtiments. Les guerres secrètes de la politique et de la justice internationale", Flammarion), concernant nos responsabilités) ou le génocide du Rwanda de 1994? La déportation de un million et demi de paysans ( koulaks) dans les années 30 en URSS ? Le génocide cambodgien (1, 7 millions de morts entre 1975 et 1979) ? La mort de 15 millions de personnes -au moins- en Chine à la suite de la collectivisation forcée sous Mao entre 1958 et 1962?
Le libéralisme repose sur la séparation des sphéres (économiques, politiques, religieuses) tandis que le totalitarisme repose sur leur confusion, sur la planification, sur la volonté de promouvoir autoritairement le destin " radieux " de l'humanité (Zinoviev : " L'avenir radieux de l'humanité "...). Je ne crois que l'on rende un grand service au spectateur en confondant délibérément toutes les violences, en assimilant tout et son contraire, en refusant de voir que le "Mal que l'homme fait à l'homme " (titre du beau livre de Myriam Revault d'Allonnes) comporte de multiples visages, hélas ...Ce serait tellement plus simple si le Mal n'avait qu'une seule et unique forme, nommée " libéralisme ", en l'occurrence. Quelle économie de pensée, pour le coup...

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Passons sur "la question humaine": je remercie je ne sais plus qui d'avoir amené la question par ce biais là mais là n'est pas le problème.

Vous parlez de distinctions mais vous ne les faites pas vous même: l'extermination des juifs est un fait qui dépasse la question du totalitarime et du racisme. La plupart de ceux qui pensent que la solution finale ne fut décidée qu'en 41, et pas dès les origines du nazime, considèrent que ce sont des conditions préalables.

Le problème unique que pose la solution finale est qu'il n'y avait pas de la part des allemands ni haine, ni mépris: relisez Raul Hilberg, c'est pas possible ! Taguieff et ses comparaisons avec la colonisation ne saisit pas le caractère unique, inimaginable de la chose: ce n'est pas le plus haut degré de haine jamais atteint, ce n'est pas le martyr d'un peuple chassé par un autre peuple, la "grande catastrophe" a touché des gens parfaitement éloignés de leurs racines et de leur religion. C'est au delà de la haine du juif (Arendt vous le confirmerez, ne lui faites pas dire ce que vous voulez): c'est que des hommes n'ont, soudain, plus été humains pour d'autres hommes. On ne parle pas de sous-hommes, de races d'animaux, on parle d'hommes dépourvus du droit d'être, ne valant, strictement, plus rien. Vous connaissez bien Agamben...

Ce fait unique de déshumanisation est impensable, incomparable avec les génocides qui ont précédé et suivi, je crois que nous sommes d'accord. Or cette négation de l'homme, cet homme-chose, éliminable, gérable est, à l'échelle inviduelle, une des constantes de la pensée du capitalisme de masse. Le système pense les hommes en termes de valeur: pas comme une unité de travail, de production mais comme un potientiel potentiellement rentable. Il ne s'agit pas d'utiliser les autres pour nous, il s'agit, pour l'Autre, de me faire place. Et ça, cette négation quotidienne, bureaucratique, "normale", c'est moins brutal que la haine: c'est de la barbarie, que vous le vouliez ou non.

Anonyme a dit…

Bonjour,
Je n'ai pas le temps de creuser la question, je passais par là avant de me mettre au travail, mais votre article me fait penser aux travaux de Pierre Legendre, La Balafre et l'Empire du Management. Si en termes de définition le film se trompe (je ne l'ai pas vu...), peut-être a-t-il le mérite de faire un lien généalogique, et donc de laisser le spectateur se poser des questions. Le cinéaste n'est pas philosophe, et nous livre, sans doute avec provocation,ce que son intuition lui propose, et cherche à comprendre d'où cette violence s'exerce et ce qui lui permet de s'exercer. Enfin c'était juste en passant ! Bonne journée.

Lhansen-Love a dit…

Kleuo, je ne comprends pas bien...
Oui , l'extermination des juifs est un phénomène inédit, sans précédent, comme l'a bien montré le procureur du Tribunal de Nuremberg : "Un crime contre l'esprit"...
Et certainement un phénomène que l'on ne peut expliquer par la seule haine - là aussi je vous suis. L'explication de Arendt -l'absence de pensée - est plus convaincante et en tout cas complémentaire. Il est édvident que l'élimination des malades mentaux , entre autres, ne s'explique pas par la haine... du juif!

Mais quant à mettre cela sur le compte du capitalisme... Je ne vois pas . A moins de dire, comme Arendt le suggère d'ailleurs, que le communisme est la forme la plus aboutie du capitalisme, ce qui est quand même compliqué..
Bref , tous les génocides ultérieurs - ou massacres de masse, ne peuvent s'expliquer pas la logique déshumanisnte du capitalisme. Chaque génocide (ou crime contre l'humanité) a son propre faisceau de causes.
Mais tous se produisent dans des contextes totalitaires ou apparentés (délires racistes, purification ethnique, cf Bosnie).
Tous les crimes de masse commis sous Staline, Mao, Pol POt , Ceaucescu, etc.. ne doivent rien au libéralisme et pas grand chose au capitalisme.
Quant à Taguieff, il ne "compare" pas extermination et colonisation. Au contraire, il les oppose!

C'est quoi la "pensée du capitalisme de masse" ?

Lhansen-Love a dit…

Réponse à anonyme
Oui je connais Legendre, mais pas ce livre là.
Non, je ne vois pas du tout le mérite du film . Semer la confusion entre des phénomènes de nature différente, où est le mérite?

Anonyme a dit…

Je vous cite :"Bref, de suggérer que le nazisme ne fut qu'une forme accentuée et décomplexée du libéralisme, toujours à l'œuvre dans le monde actuel, comme chacun peut aisément le constater."...et si c'était l'inverse ? si l'auteur voulait déclencher une alarme quant aux pratiques "libérales" (de management généralisé) qui usent d'un vocabulaire en conformité avec les dites pratiques, et qui sont légitimement inquiétantes ? Par exemple, le secrétaire général d'une préfecture, parle, à l'occasion de l'ouverture d'un local de rétention provisoire, de la nécessité "d'augmenter les capacités de stockage", et les anciens sont bouleversés, ça leur "rappelle la guerre". Le secrétaire général n'est pas un nazi, mais son langage (qui dit quand même quelle position est la sienne à l'égard des personnes susceptibles d'être détenues)fait tâche d'huile. Je me demande dans quelle mesure le modèle dominant -le libéralisme et ses pratiques - ne finit pas par infiltrer les comportements ("dégraisser" le personnel, "stocker" des gens, c'est quand même plus facile que d'être en relation avec eux), si on ajoute à cela la mode de la décontraction totale (pas de tabous! Ben si, il vaut mieux en avoir, mais des bons - et les nazis, que je sache, les avaient tous piétinés) alors on comprend que les anciens soient véritablement perturbés. Et, de mon point de vue, cela justifie un rapprochement qui a le mérite de nous empêcher d'être à l'aise : sous prétexte que "plus jamais ça" (la Shoah) il serait dangereux de méconnaître ce qui est à l'oeuvre sur le plan politique chez nous, qui a des effets (et sont-ils tous consciemment voulus ?) pernicieux dans l'administration, dans la bureaucratie, et donc sur l'Etat de droit, et quelque principes éthiques liés au respect de la personne. Bien sûr les amalgames sont dangereux, et condamnables, mais la sidération aussi (je ne parle pas de votre billet, je parle des gens qui sont littéralement pris dans un système) parce qu'elle empêche la pensée,voilà pourquoi je suggérais que ce film pouvait être défendu même si son traitement manque visiblement de finesse : parce qu'il peut faire réfléchir les spectateurs quand à leurs existences et leurs propres positions...On régresse beaucoup sur la question du sujet (tout en n'ayant jamais autant focalisé sur ses troubles divers et variés), c'est grave.

Lhansen-Love a dit…

Bien sûr, je suis d'accord en ce qui concerne le langage codé etc... Mais enfin la question du langage totalitaire ne peut être traitée seule. le langage totalitaire traduit un système totalitaire. Vivons-nous dans un système totalitaire, oui ou non?

Il y a déjà eu beaucoup de films sur la violence de l'entreprise, soit dit en passant, notamment "Violence des échanges en milieu tempéré" qui avait exactement ce propos..
Pour ce qui concerne " La question humaine", je ne crois pas beaucoup à son impact sur la conscience de l'administration sarkozyste. C'est quand même un film très très... intello, long et ennuyeux. J'ai des doutes donc.