vendredi 14 septembre 2007

Qu'appelle-t-on "libéralisme"? (Léo Strauss)

Voici le texte d'un libéral qui nous parle ici de l'éducation "libérale" :

"Répétons-le : l'éducation libérale consiste à écouter la conversation des plus grands esprits entre eux. Mais sur ce point, nous rencontrons une difficulté insurmontable cette conversation ne peut avoir lieu sans notre assistance - en fait, c'est à nous qu'il revient de mettre en place cette conversation. Les plus grands esprits monologuent. Il nous faut transformer leurs monologues en un dialogue, leur isolement en une communauté. Les plus grands esprits monologuent même quand ils écrivent des dialogues. Si nous considérons les dialogues de Platon, nous remarquons qu'il n'y a jamais de dialogue entre esprits du plus haut niveau : tous les dialogues de Platon sont des dialogues entre un homme supérieur et des hommes qui lui sont inférieurs. Apparemment, Platon pensait qu'on ne pouvait pas écrire de dialogue entre deux hommes supérieurs. Il nous faut par conséquent faire quelque chose que les plus grands esprits furent incapables de faire. Regardons cette difficulté en face - une difficulté tellement grande qu'elle semble condamner l'éducation libérale comme une espèce d'absurdité. Parce que les plus grands esprits se contredisent entre eux sur les questions les plus importantes, ils nous contraignent à nous faire les juges de leurs monologues; nous ne pouvons pas accepter aveuglément ce que l'un ou l'autre dit. D'un autre côté, nous ne pouvons ignorer notre incompétence à bien juger.Bien des illusions faciles nous voilent cet état de choses. Nous pensons en quelque sorte que notre point de vue est supérieur, plus élevé que celui des plus grands esprits - soit parce que notre point de vue est celui de notre temps, et que notre temps, parce qu'il est postérieur au temps des plus grands esprits, peut lui être présumé supérieur; soit parce que nous pensons que chacun des plus grands esprits avait raison de son point de vue, mais non pas purement et simplement raison, comme il le prétend nous savons qu'il ne peut y avoir d'opinion purement et simplement vraie en elle-même, mais seulement une opinion purement et sim-plement vraie formellement; cette opinion formelle consiste à avoir compris que toute opinion générale est relative à une perspective spécifique, ou que toutes les opinions générales sont mutuellement exclusives et qu'aucune lie peut être purement et simplement vraie. Les illusions faciles qui nous voilent notre véritable situation reviennent toutes à celle-ci : nous sommes, ou nous pouvons être plus sages que les plus sages des hommes du passé. Nous sommes ainsi poussés à nous prendre, non pas pour des élèves attentifs et dociles, mais pour des impresarii ou pour des dompteurs de lions. Il nous faut cependant faire face à notre redoutable situation, engendrée par la nécessité où nous nous trouvons d'essayer d'être plus que des élèves attentifs et dociles, c'est-à-dire d'être des juges, tout en n'étant pas compétents pour juger. A ce qu'il me semble, la cause de cette situation est que nous avons perdu toutes les traditionss faisant tout simplement autorité auxquelles nous puissions nous fier, nous avons perdu le nomos qui nous donnait avec autorité une direction à suivre, et cela parce que nos maîtres et les maîtres de nos maîtres ont cru à la possibilité d'une société purement et simplement rationnelle. Chacun de nous est maintenant contraint de trouver ses repères, par ses propres forces, si imparfaites soient-elles.Nous n'avons pas d'autre soutien que celui qui est inhérent à cette activité elle-même. La philosophie, avons-nous appris, doit se garder de vouloir être édifiante - la philosophie peut seulement être intrinsèquement édifiante. Nous ne pouvons pas exercer notre entendement sans de temps en temps comprendre quelque chose d'important; et cet acte de compréhension peut s'accompagner de la conscience de notre compréhension, s'accompagner de la compréhension de la compréhension, de la noesis noeseos, et cette expérience est si élevée, si pure et si noble, qu'Aristote apu l'attribuer à son Dieu. Cette expérience est entièrement indépendante de la question de savoir si ce que nous comprenons est d'abord agréable ou désagréable, beau ou laid. Elle nous conduit à nous rendre compte qu'en un sens tous les maux ont une nécessité si l'on veut que la compréhension existe. Elle nous rend capables d'accepter comme de bons citoyens de la cité de Dieu tous les maux (lui peuvent nous arriver et qui risquent de briser nos coeurs. En prenant conscience de la dignité de l'esprit, nous nous rendons compte du fondement véritable de la dignité de l'homme et en outre de la bonté du monde, que nous le comprenions comme créé ou comme incréé, qui est la demeure de l'esprit de l'homme.L'éducation libérale qui consiste en un commerce permanent avec les plus grands esprits est un entraînement à la modestie la plus haute, pour ne pas dire à l'humilité. Elle est en même temps un entraînement à l'audace : elle exige de nous une rupture complète avec le bruit, la hâte, l'absence de pensée, la médiocrité de la Foire aux Vanités des intellectuels comme de leurs ennemis. Elle exige de nous l'audace impliquée dans la résolution de considérer les opinions reçues comme de simples opinions, ou encore de considérer les opinions ordinaires comme des opinions extrêmes ayant au moins autant de chances d'être fausses que les opinions les plus étranges ou les opinions les moins populaires. L'éducation libérale est libération de la vulgarité. Les Grecs avaient un mot merveilleux pour « vulgarité » ; ils la nommaient apeirokalia, manque d'expérience des belles choses. L'éducation libérale nous donne l'expérience des belles choses".
Léo Strauss L'éducation libérale
Le libéralisme antique et moderne PUF 1990 pp 13-21

5 commentaires:

Anonyme a dit…

après avoir prier le clou,
l'homme trouva mieux comme dieu, la vis.
Cordialement

Anonyme a dit…

Au fait, vous qui ne semblez pas -dites moi si je me trompe- abhorrer le libéralisme, que pensez-vous de La Question Humaine, et plus généralement de l'idée que la "solution finale" est un produit du capitalisme et du libéralisme économique ?

Anonyme a dit…

Blog assez indispensable ! Merci d'être là
http://poetaille.over-blog.fr

Lhansen-Love a dit…

Vous avez raison Farid, je n'ai pas horreur du libéralisme (au sens classique, politique...).
Quant à la thèse de "La question humaine",elle me scandalise. Mais je n'ai pas vu le film, et l'on me dit que l'on ne doit pas critiquer un film avant de l'avoir vu, n'est-ce pas?
Je précise que je n'ai pas de PREJUGE contre ces cinéastes (Klotz/ Perceval) comme vous pourrez le vérifier en lisant la critique que j'i faite de la Blessure sur Cinechronique (sous mon nom de jf: L. Bonnecarrère).
Ensuite c'est une fiction, donc c'est difficile de protester contre un rapprochement (libéralisme/ nazisme) qui est une invention romanesque en l'occurence...
Si vous voulez mon avis sur cette question: je vous renvoie au livre de Taguieff: "La force des préjugés", qui montre l'opposition entre le racisme d'extermination et la logique économiquie (exploitation de l'homme par l'homme). On ne tue pas, on n'extermine pas les hommes pour les exploiter. Quant on exploite les hommes, on a besoin d'eux en même temps (logique impérialiste et colonialiste)... Non?
Pour soutenir que la logique économique et la logique totalitaire ne font qu'un, il faut vraiment être passé à côté de H. Arendt et de toute la philosophie anti-totalitaire (Aron,Lefort, Gauchet, Dumont, etc...)

Lhansen-Love a dit…

merci pour le clou, je ne connaisais pas, mais je n'ai aps très bien compris...